Sartre : L'Être et le néant, le cogito « préréflexif » et l'être du « percipere »

Résumé

Travail de synthèse demeurant utile pour toute découverte de la phénoménologie de Sartre.

Sartre, l’Être et le néant (1943), III, Le cogito « préréflexif » et l’être du « percipere », p. 17-18

L’Être et le Néant, publié en 1943, tient une place conclusive, par rapport aux œuvres du « premier Sartre », publiées entre 1936 et 1940. L’extrait présenté, aborde trois sujets, traités dans les autres essais phénoménologiques de l’auteur : la connaissance, la conscience, et l’affectivité. C’est donc, avant tout, une interrogation sur la nature de la conscience, et sur ses rapports avec la connaissance et l’affectivité, les émotions. Secondairement, on remarque une dimension critique du texte, envers certains courants philosophiques de l’époque : l’empiriocriticisme, « l’immanentisme », l’idéalisme en général. Repérons donc les cinq mouvements du texte :

  • Premièrement, il s’agit d’établir que la conscience est le mode d’être transphénoménal du sujet ;

  • Deuxièmement, d’établir que toute conscience est positionnelle d’un objet transcendant, et simultanément conscience non positionnelle de soi, ce qui est résumé dans la phrase « toute conscience est conscience de quelque chose » ;

  • Troisièmement, il s’agit de critiquer l’empiriocriticisme et l’immanentisme, et les contradictions du premier ;

  • Quatrièmement, on conclue sur les rapports entre conscience et connaissance ;

  • Cinquièmement, on aborde la conscience affective, qui est mentionnée en tant qu’exemple de conscience non connaissante ;

La question de l’être transphénoménal est abordée dans le second chapitre de l’Être et le Néant, intitulé « l’être du phénomène ». La question y est de savoir si l’être du phénomène se trouve dans le phénomène lui-même, c’est-à-dire si « le phénomène d’être ainsi atteint [est] identique à l’être des phénomènes »1. Le phénomène, c’est une manifestation. Nous avons une certaine compréhension de l’être, nous constatons qu’il se manifeste, c’est pourquoi nous parlons de phénomène d’être. Le phénomène, c’est aussi quelque chose qui se manifeste : d’où la question abordée de l’identité du phénomène d’être, et de l’être de l’existant qui apparaît par ce phénomène. Considérer cette identité comme vraie, ce serait faire de l’être une qualité saisissable de l’objet, comme une couleur par exemple. On constate, cependant, que l’être accompagne toutes les apparitions d’un objet. Je peux découper ce livre en petits morceaux, j’y trouverai autant d’être dans chacun des morceaux que j’en trouvais dans le livre avant de l’avoir découpé2. Il y a un fond d’être en chaque phénomène, que le phénomène, sans me le dévoiler, ne me masque pas non plus. Le phénomène fait appel à un être, qui soit sa condition, sans pour autant le rendre saisissable. L’être est la condition de tout dévoilement : l’être-dévoilé, c’est-à-dire le phénomène, a besoin, pour éviter de tomber dans le néant, d’un être-pour-dévoiler, bref, d’un être-fondement.

Le problème de la connaissance se pose à partir du problème de l’être de l’apparition. Si chaque apparition a un être, l’être ne se résume pas au seul apparaître. Il s’agit d’une réfutation de l’idéalisme de Berkeley, selon lequel, être, c’est être perçu (esse est percipi). Le problème de l’être de l’apparition, c’est la question de l’être du percipi (l’être-perçu), et du percipiens (l’être-percevant). Le problème de la connaissance se formule à partir d’une transposition des termes : L’être-connu, c’est un être-dévoilé, c’est un phénomène. Il exige un être-fondement, un être-pour-connaître : il appelle au connaissant. Le connaissant doit donc être, comme l’être-pour-dévoiler, par rapport à l’être-dévoilé, la condition de l’être-connu, autrement dit, de toute connaissance.

Résumer l’être à l’être-connu, comme le fait Berkeley, c’est forcément supposer, même sans que l’on s’en aperçoive, un être de la connaissance3. De la même manière, si l’on réduisait l’homme à ses actions, on devrait aborder avant toute chose la question de l’être du faire. Le connu et le connaissant exigent donc un fondement d’être qui ne soit pas phénoménal, puisqu’il ne nous apparaît pas dans le phénomène : le phénomène est un appel d’être. Son fondement ontologique n’est pas sur le même mode d’être, c’est-à-dire que l’être-fondement du phénomène de connaissance n’est pas sur le mode de l’être-connu, du phénomène : il est transphénoménal. Arrivé à ce constat, Sartre se réfère à Husserl. Le noème, l’objet intentionnel, a pour loi ontologique celle de l’être-perçu. La noèse, elle, apparaît à la réflexion comme réalité, comme « ayant-été-déjà-là-avant ». En somme, ce qui apparaît à la réflexion, au sujet connaissant, comme « ayant-été-déjà-là-avant », c’est la visée de l’objet, c’est-à-dire la conscience. Ainsi on en arrive à la première thèse de l’extrait présenté : la loi d’être du sujet connaissant, c’est d’être-conscient. Le fondement ontologique transphénoménal appelé par l’être-connu, à travers le connaissant, c’est la conscience.

La conscience est mode d’être, par opposition à un mode de connaissance. Cette opposition consiste en la question de savoir si connaître, c’est être ce que je connais – on se résumerait alors à l’être-connu, et la connaissance ne se connaîtrait pas elle-même – ou si c’est plutôt avoir conscience de connaître. Les deux cas se rejoignent en un même problème : une connaissance non consciente d’elle-même, c’est une connaissance qui ne se connaît pas4. Si on assimile la conscience au fait de « savoir », être conscient, c’est savoir qu’on sait, le savoir renvoie à lui-même. Si on conçoit qu’il y a dans le savoir, une distinction entre l’objet et le sujet, alors le savoir ne peut se savoir lui-même. Si on prend l’exemple de Descartes5, il doute, c’est-à-dire qu’il a conscience de douter. En même temps, il a conscience qu’il doute. Il sait qu’il sait, en somme. Il devrait donc, en un même temps, savoir qu’il sait, et savoir. Douter n’est rien sans savoir qu’on doute, et savoir n’est rien sans savoir qu’on sait. On distingue donc la conscience de savoir, du fait de savoir. Ce sont deux choses différentes, et l’on ne peut fondre la conscience dans le savoir. La conscience, à ce titre, n’est pas une connaissance. La connaissance, « savoir », ne se suffit pas à elle-même. Ainsi, si la conscience n’était pas le mode d’être du sujet connaissant, mais un mode de connaissance – ce qu’elle n’est pas, nous l’avons vu – on supprimerait du même coup le fondement ontologique appelé depuis l’être-connu à travers l’être-connaissant.

La distinction entre conscience et connaissance étant maintenant établie, nous pouvons conclure sur ce premier point. On cherchait l’être fondement auquel renvoyait l’être-connu, le percipi, c’est-à-dire le fondement ontologique de la connaissance, et cela nous a renvoyé à la conscience. En étant fondement du phénomène de connaissance, la conscience échappe à la condition de l’être-connu. Elle est être-pour-connaître. C’est la structure de l’être qui connaît ; elle est directement saisie en tant qu’elle est. En échappant à la condition de phénomène, en n’étant pas sur le mode de l’être-connu, elle est donc transphénoménale. Cela dit, bien qu’elle soit le fondement du phénomène de connaissance, elle n’est pas pour autant fondement du phénomène en général, c’est-à-dire de tout phénomène. L’être-perçu est devant la conscience, elle ne peut ni l’atteindre, ni y pénétrer, il est coupé d’elle. Pour qu’elle soit son fondement, il faudrait supposer que la conscience puisse agir sur lui, mais elle n’est que spontanéité pure, rien ne peut « mordre sur elle ». La conscience, elle-même, « ne peut agir sur rien ». L’être transphénoménal du sujet, la conscience, fonde le phénomène de la connaissance, mais n’est pas l’être transphénoménal de tous les phénomènes.

Le deuxième point du texte est un rappel de Husserl. Toute conscience est conscience de quelque chose, ce qui revient à montrer que toute conscience est positionnelle d’un objet transcendant. Cela va de pair avec le fait qu’elle n’a pas de contenu.

Sartre définit la conscience par l’intentionnalité : « la conscience se définit par l’intentionnalité, et par l’intentionnalité, elle se transcende elle-même, elle s’unifie en s’échappant »6. La question qui se pose, c’est celle de la démarche qui nous permet d’arriver à ce constat. Sartre le précise : « si nous revenons (…) au cogito lui-même pour l’interroger sur son contenu, nous constatons, d’une part que toute conscience est conscience de quelque chose, ce qui signifie que l’objet n’est pas à titre de contenu dans la conscience, mais qu’il en est dehors à titre de visée intentionnelle »7. Cette question du cogito est le sujet de La transcendance de l’Ego. Le cogito, présenté classiquement, est une opération réflexive, il est « opéré par une conscience dirigée sur la conscience, qui prend la conscience comme objet »8. A la base du cogito cartésien, c’est-à-dire réflexif, Sartre pose un cogito « préréflexif ». Pour Descartes, être conscient, c’est « penser et réfléchir sur sa pensée »9. La conscience réfléchie, c’est celle qui opère ce retour sur elle-même, sur soi ; elle est l’objet de la conscience réflexive. Cela veut dire que dans l’acte de réflexion, j’opère des jugements sur la conscience réfléchie. Si cet état de conscience constituait la forme originelle de la conscience, nous serions toujours en présence d’un « je », toujours portés, spontanément, sur nous-même. Cette conscience réflexive n’est précisément pas notre conscience immédiate et spontanée. Ma conscience de percevoir, par exemple, ne me permet pas de porter des jugements comme je pourrais le faire avec la conscience réflexive. L’objet de ma conscience immédiate et spontanée, ce n’est pas ma conscience réfléchie, mais l’objet lui-même. Elle est portée hors d’elle-même avant de se porter sur elle-même. Ainsi, son objet, hors d’elle-même, est transcendant. Sartre illustre cette distinction par un exemple10 : Je compte des cigarettes, et je constate qu’elles sont douze. Être douze m’apparaît comme une propriété de ces cigarettes, propriété d’un objet situé dans le monde ; en somme, on peut dire que cette propriété existe dans le monde. Je compte les cigarettes, bien plus que je ne me connais comptant les cigarettes. L’objet premier de ma conscience immédiate, c’est les cigarettes, et pas moi-comptant-les-cigarettes. La conscience immédiate n’est donc pas positionnelle de soi, elle est positionnelle, ici, des cigarettes, c’est-à-dire d’un objet transcendant. L’Ego n’échappe pas non plus à ce statut d’objet transcendant. Le je qui pense dans le je pense n’est précisément pas celui qui pense. L’Ego apparaît comme une fausse représentation de la conscience, constituée par la conscience elle-même. La conscience, comme pour tout objet transcendant, va vers lui, va le rejoindre. La thèse de La Transcendance de l’Ego, c’est que le « je », l’Ego, n’est « ni formellement, ni matériellement dans le conscience ; il est dehors, dans le monde »11. Toute conscience, originellement, est donc bel et bien positionnelle d’un objet transcendant, et ce, même dans le cas d’un retour sur soi, d’une conscience réflexive : elle ne va pas réellement à « l’intérieur » d’elle-même. Le « je » n’est pas un habitant de la conscience. Sartre reprend, à cette occasion, la phrase de Rimbaud : « Je est un Autre ». On peut donc déjà établir que la conscience est originellement préréflexive, immédiate et spontanée ; on parle d’elle comme conscience positionnelle d’un objet transcendant et simultanément conscience non positionnelle de soi. Elle est conditionnelle de la conscience réfléchie, qui est conscience positionnelle de soi, et simultanément conscience non positionnelle d’objet. La conscience est toujours dirigée hors d’elle, elle va vers le transcendant, même dans le cas où elle invente un « je ». Une conséquence de ce statut de la conscience, c’est qu’elle n’a pas de contenu. La table qui existe devant moi, n’est pas dans la conscience, même à titre de représentation. C’est une réfutation de l’immanentisme. L’intentionnalité, c’est la structure de toute conscience : c’est ce que l’on vient d’établir et qu’il rappelle en disant que « l’objet, quel qu’il soit (sauf dans le cas de la conscience réflexive) est par principe hors de la conscience : il est transcendant ». On distingue donc la conscience et ce dont il y a conscience.

Si l’objet était dans la conscience, on devrait le réduire à une représentation, ce qui peut nous amener à dire, par exemple, que « le monde est ma représentation ». L’arbre perçu ne semble être, alors, lui-même qu’un simple phénomène subjectif. Dire que l’objet est dans la conscience, cela revient à dire que le phénomène de l’objet est purement subjectif. La démarche contraire se trouve chez Husserl : il pose l’arbre tout d’abord comme hors de nous. Les contenus de conscience ne sont pas eux même les objets, mais ce à travers quoi l’intentionnalité vise l’objet : la conscience vise, à travers les éléments subjectifs (par exemple, les données visuelles ou tactiles), l’objet extérieur. L’impression visuelle du rouge n’est pas le rouge. Le rouge est une qualité de l’objet visé. Le rouge, lui-même, est dehors. La représentation, c’est-à-dire l’image, n’échappe pas à cette règle : l’image, c’est l’image de quelque chose. On ne sort pas du rapport d’une conscience à un objet transcendant. L’image n’est pas dans la conscience, à titre de représentation indépendant, ou d’élément constituant de la conscience d’une chose ; l’image de mon ami Pierre, c’est une manière de viser mon ami Pierre. Pierre reste toujours l’objet transcendant que je vise à travers l’image. Pierre n’est pas l’image de Pierre : « La conscience imageante que j’ai de Pierre n’est pas conscience de l’image de Pierre : Pierre est directement atteint, mon attention n’est pas dirigée sur une image, mais sur un objet »12. L’objet de la conscience reste transcendant, et ce, même dans le cas d’une image. Percevoir la chaise, ou l’imaginer, c’est toujours viser la chaise qui est là, dans l’espace, dans le monde : c’est toujours viser un objet transcendant. La conscience n’a donc jamais de contenu, elle est toujours portée vers l’extérieur, vers le transcendant. Après cette réfutation de l’immanentisme, il critique les « données neutres ». C’est un concept empiriocriticiste, une théorie selon laquelle la réalité se compose d’éléments neutres, c’est-à-dire ni subjectifs, ni objectifs. La distinction entre les deux est abolie, considérée comme artificielle. Elle aurait été inventée par l’homme dans un but pragmatique, afin de servir de guide pratique. La réalité se compose donc d’éléments en relation entre eux, qui ont des fonctions. Le travail de la science consiste donc à décrire les relations fonctionnelles entre les objets ; on formera ainsi des concepts à partir d’associations complexes. Sartre s’est déjà attaqué à cette position dans L’intentionnalité13. Ici, il s’y oppose en soulignant l’impossibilité d’une telle démarche scientifique, qui consiste en inventaire complet des objets, face à l’opacité de l’objet pour la conscience. C’est cette notion d’opacité qu’il faut aborder en troisième point.

L’opacité, c’est ce sur quoi la conscience butte. L’objet est un plein que la conscience ne parvient pas à dissoudre en elle-même. La conscience vise l’arbre, sans qu’elle ne se perde en lui, tout comme ce dernier ne se dilue pas en elle14. L’objet a sa manière de m’apparaître, c’est-à-dire que son apparition, son aspect, est singulier. Le phénomène est fini. Cependant, quand je saisis l’arbre, je ne sais pas seulement une finitude : l’apparition « *exige en même temps, pour être saisie comme apparition-de-ce-qui-apparaît, d’être dépassée vers l’infini *»15. Il ne m’apparaît qu’un aspect de l’objet, et l’objet, dit Sartre, est « *tout entier dans cet aspect, et tout entier hors de lui *»16. Il se manifeste dans cet aspect, mais la série entière et infinie des apparitions de ce même objet, elle, n’apparaîtra jamais ; c’est ce qui fait que l’objet est également « *hors de l’aspect *». L’apparition est transcendée vers sa raison, c’est à dire l’objet, et l’objet pose sa série d’apparitions comme infinie. Ainsi, transcender le phénomène vers l’objet, c’est effectuer un « *dépassement du fini vers l’infini *». « Le cube m’est bien présent, je puis le toucher, le voir ; mais je ne le vois jamais que d’une certaine façon qui appelle et exclut à la fois une infinité d’autres points de vue. On doit apprendre les objets, c’est-à-dire multiplier sur eux les points de vue possibles. L’objet lui-même est la synthèse de toutes ces apparitions. La perception d’un objet est donc un phénomène à une infinité de faces. »17 Inventorier le contenu total d’un objet devrait se faire à partir de ses apparitions. Ce serait donc un processus infini, l’analyse ne s’arrêterait jamais. Ainsi, pour ce qui est de l’objet situé devant moi, un tel inventaire complet est impossible. Pour ce qui est de l’introduire dans la conscience, cela revient à introduire son opacité, cet infini insaisissable dans la conscience. Si les choses étaient dans la conscience – et nous avons vu qu’elles ne le sont pas -, regarder une chose reviendrait à regarder la conscience elle-même, et non pas l’objet, puisqu’il serait enfermé dans la conscience, comme un phénomène subjectif. En somme, on réifierait la conscience : faire l’inventaire de l’objet, c’est faire l’inventaire de la conscience (comme on fait l’inventaire de l’objet), par la conscience elle-même. Le processus serait infini. La conscience ne s’inventorie pas, pas plus que le contenu total d’une chose. L’empiriocriticisme refuse le phénomène. C’est une conséquence du gommage qu’il veut effectuer dans les rapports problématiques entre la conscience et le monde. Sa théorie se retrouve faussée en elle-même, car le processus d’analyse qu’elle décrit est, factuellement, impossible. Les empiriocriticistes cherchent, dès le départ, un résultat simple, analysable, des fonctions entre éléments, et adaptent le rapport de l’individu au monde qui l’entoure pour pouvoir permettre ce résultat. Au contraire, en observant ce qui nous apparaît en premier – c’est à dire le phénomène – on se retrouve face à l’opacité des choses, ces choses qui nous apparaissent par les phénomènes. De l’empiriocriticisme, devrait également découler un refus du cogito. On a précisé que la condition du cogito réflexif, c’était le cogito préréflexif. La conscience positionnelle d’un objet, c’est-à-dire préréflexive, est en même temps conscience non positionnelle d’elle-même. Si la conscience était réifiée, c’est à dire qu’elle serait une chose, elle ne pourrait se prendre elle-même comme objet. Une chose ne vise pas une autre chose, au sens où les objets ne se visent pas entre eux. En visant son objet, elle s’épuise dedans : elle ne peut s’épuiser dans elle-même. Quoi qu’il en soit, la conscience, dans sa condition première, n’est pas une chose qui se présenterait à elle-même sous forme d’aspect appelant à elle-même comme série infinie d’aspects non dévoilés.

Le quatrième moment de ce texte suit cette critique. Sartre se situe dans son époque, en disant que la première démarche d’une philosophie doit donc être pour expulser les choses de la conscience et pour rétablir le vrai rapport de celle-ci avec le monde. Dans L’intentionnalité, il déclare que « la philosophie française, qui nous a formés, ne connaît plus guère que l’épistémologie »18** : qu’en somme, les choses se limitent à la connaissance – et nous avons vu la connaissance ne se suffisait pas elle-même, que le phénomène de connaissance appelait à l’être-fondement de la conscience, et que la conscience était distincte de la connaissance.

Cette expulsion des choses de la conscience, c’est Husserl qui l’a opérée ; et si Sartre mentionne cette démarche comme un impératif (« doit être »), c’est que sa génération a grandi dans ces philosophies qu’il réfute à présent : « nous avons tous lu Brunschvicg, Lalande ou Meyerson, que l’Esprit-Araignée attirait les choses dans sa toile »19, bref, la phénoménologie était encore jeune. Elle lui est apparue comme l’alternative à « l’illusion commune au réalisme et à l’idéalisme selon laquelle connaître, c’est manger »20. Les phrases qui suivent l’exposé de la « démarche » ne font qu’énoncer, rappeler les conséquences de ce rétablissement du vrai rapport de la conscience avec le monde, que nous avons déjà, pour une partie, présentées : « toute conscience est positionnelle en ce qu’elle se transcende pour atteindre un objet, et elle s’épuise dans cette position même ». Il rappelle la spontanéité première de la conscience : « Tout ce qu’il y a d’intention dans ma conscience actuelle est dirigé vers le dehors » ; « toutes mes activités et affectivités du moment ». Il nous reste peu à aborder, et nous pouvons récapituler sur ce que nous avons vu jusqu’ici concernant la conscience et la connaissance. Premièrement, nous avons remarqué que le phénomène d’être était un « appel d’être », qu’il appelait à un fondement ontologique qui échappe à la condition phénoménale. Cette affirmation, transposée au phénomène de connaissance, nous a amené à attribuer le fondement ontologique de la connaissance à la conscience, en tant que mode d’être transphénoménal du connaissant. Nous étions donc partis du phénomène de connaissance. Deuxièmement, nous avons abordé la conscience dans ses rapports avec le monde et les choses, ce qui nous a amené à poser un cogito préréflexif, et à conclure que la conscience est préréflexive en tant que conscience positionnelle d’un objet transcendant et en tant que conscience non positionnelle de soi. Le second niveau de conscience, la conscience réflexive, est conscience positionnelle de soi tout en étant conscience non positionnelle d’objet. Troisièmement, nous avons abordé la réfutation de l’empiriocriticisme et de l’immanentisme, alimentée par le constat de l’opacité de l’objet de conscience, apparaissant sous un aspect fini, et appelant à une série infinie d’aspects non dévoilés. Nous sommes arrivés, maintenant, aux conclusions auxquelles la phénoménologie a permis d’aboutir, au sujet de la connaissance, qui était notre point de départ ; c’est à dire que toute conscience connaissante – en tant que conscience visant un objet transcendant- est connaissance de son objet et non d’elle-même. Rappelons que la conscience échappe à la condition phénoménale, et que par-là, elle ne peut se constituer en être-connu. La conscience connaissant ne peut que connaître son objet, puisqu’elle est positionnelle de l’objet transcendant, et donc non positionnelle de soi.

Il nous reste un dernier point à aborder, qui sort du cadre de la connaissance. Sartre mentionne dans le texte notre affectivité, parle de conscience affective, dans le but de signaler que la conscience n’est pas exclusivement connaissante. Cette conscience émotionnelle, affective, est le sujet abordé par l’Esquisse d’une théorie des émotions, sous un angle phénoménologique. La peur, par exemple, peut être conçue comme un fait de conscience réfléchie, c’est-à-dire comme conscience *d’*avoir peur. Cette possibilité ne signifie cependant pas que c’est là la manière d’être originelle de la peur. La peur n’est pas originellement conscience *d’*avoir peur, pas plus que la perception de ce livre n’est conscience de percevoir le livre. Percevoir le livre, c’est avoir conscience du livre. On en revient donc à la conscience irréfléchie, préréflexive. L’émotion comme conscience irréfléchie est conscience non positionnelle d’elle-même, et ainsi, la conscience émotionnelle, affective, est conscience du monde avant d’être conscience d’elle-même.

La peur, tout comme l’image, ou la conscience, est peur de quelque chose. Cela signifie que l’émotion, la conscience émotionnelle, est dirigée sur son objet, et qu’elle s’y nourrit. On doit donc considérer la conscience émotionnelle – le sujet ému – et l’objet visé par cette émotion – l’objet émouvant – comme unis, indissociables.

L’émotion, plutôt que renfermée en elle-même, est donc avant tout un rapport au monde, une certaine manière de l’appréhender. Concernant la peur, Sartre prend, parmi d’autres, un exemple de « peur passive » : « Je vois venir vers moi une bête féroce, mes jambes se dérobent sous moi, mon cœur bat plus faiblement, je pâlis, je tombe et je m’évanouis. »21.

L’évanouissement, ici, c’est mon refuge ; face à la peur, j’opère une certaine conduite, une conduite d’évasion. Ici, on ne trouvait plus le moyen d’éviter le danger, donc, on le nie. L’urgence du danger, la peur, a servi de motif à une conduite magique. Il y a un lien entre émotion et conduite, entre conscience affective et action. Il ajoute, en ce sens : « Dans l’émotion, c’est le corps qui, dirigé par la conscience, change ses rapports au monde pour que le monde change ses qualités »22. Il y a, c’est vrai, un très grand nombre d’émotions ; cependant, on constate que toutes reviennent à constituer un monde magique en utilisant notre corps comme moyen d’incantation.

L’émotion implique une croyance. On intentionne sur les objets une qualité que l’on saisit comme vraie : cette croyance ne se suffit pas à elle seule. La conscience émotionnelle projette des significations affectives sur le monde. Elle constitue, comme on l’a dit, un monde magique. Mais l’émotion, en étant synthèse de croyance projetée et de conduite, se vit. On vit dans le monde magique que l’on a créé. Il la compare à la conscience qui s’endort : elle se jette dans un monde nouveau et elle transforme son corps pour pouvoir vivre dans ce nouveau monde à travers son propre corps. La conscience affective, qui vit sa croyance, tombe dans son propre piège23. Elle est captive d’elle-même ; elle s’efforce de vivre sa croyance, non de la dominer ou de l’observer. Elle s’absorbe à la vivre. Puisque la conscience est dirigée sur le monde, c’est-à-dire qu’elle n’arrive pas à échapper à l’objet transcendant en se retirant en elle-même, on comprend ainsi la tendance à perpétuer le monde qu’elle est en train de vivre, que l’émotion tend à se perpétuer.

On retrouve des mécanismes communs à la conscience affective et à la conscience connaissante. La conscience reste positionnelle de son objet transcendant, en tant que conscience non réflexive, qui s’épuise dans le monde.

La conscience connaissante n’implique pas de conduite. Elle ne crée pas de monde pour y vivre. C’est là toute la distinction entre les deux.

Références bibliographiques :

  • Jean-Paul SARTRE, Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité, 1934 (in : Jean-Paul SARTRE, La transcendance de l’Ego et autres textes phénoménologiques, Vrin, 2003)

  • Jean-Paul SARTRE, La transcendance de l’Ego, 1936 (in : Jean-Paul SARTRE, La transcendance de l’Ego et autres textes phénoménologiques, Vrin, 2003)

  • Jean-Paul SARTRE, Esquisse d’une théorie des émotions, 1937, Ed. LGF, 2000

  • Jean-Paul SARTRE, L’imaginaire, 1940, Ed. N.R.F, 1940

  • Jean-Paul SARTRE, L’être et le néant, 1943, Ed. Gallimard, 2010

  • Jean-Paul SARTRE, Conscience de soi et connaissance de soi, 1947 (in : Jean-Paul SARTRE, La transcendance de l’Ego et autres textes phénoménologiques, Vrin, 2003)


  1. L’Être et le Néant (1943), p.14 ↩︎

  2. Conscience de soi et connaissance de soi (1947) (in : La Transcendance de l’Ego et autres essais phénoménologiques, Vrin, 2003), p.145 ↩︎

  3. Op. cit., p.146 ↩︎

  4. Op. cit., p.148 ↩︎

  5. Op. cit., p.148 ↩︎

  6. La Transcendance de l’Ego (1936) (in : La Transcendance de l’Ego et autres essais phénoménologiques, Vrin, 2003), p.96-97 ↩︎

  7. Conscience de soi et connaissance de soi (1947) (in : La Transcendance de l’Ego et autres essais phénoménologiques, Vrin, 2003), p.149 ↩︎

  8. La Transcendance de l’Ego (1936) (in : La Transcendance de l’Ego et autres essais phénoménologiques, Vrin, 2003), p.99 ↩︎

  9. René Descartes, Entretien avec Burman ↩︎

  10. L’Être et le Néant (1943), p.19 ↩︎

  11. La Transcendance de l’Ego (1936) (in : La Transcendance de l’Ego et autres essais phénoménologiques, Vrin, 2003), p.93 ↩︎

  12. L’imaginaire (1940), p.17 ↩︎

  13. C’est-à-dire Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : L’intentionnalité (1934) ↩︎

  14. Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : L’intentionnalité (1934) (in :La transcendance de l’Ego et autres textes phénoménologiques, Vrin, 2003), p.88 ↩︎

  15. L’Être et le Néant (1943), p.13 ↩︎

  16. Op. cit., p.13 ↩︎

  17. L’imaginaire (1940), p.18 ↩︎

  18. Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : L’intentionnalité (1934) (in :La transcendance de l’Ego et autres textes phénoménologiques, Vrin, 2003), p.89 ↩︎

  19. Op. cit., p.88 ↩︎

  20. Op. cit., p.88 ↩︎

  21. Esquisse d’une théorie des émotions (1937), p.83 ↩︎

  22. Op. cit., p.82-83 ↩︎

  23. Op. cit., p.101 ↩︎