Heidegger : l'herméneutique destructrice et la parole pensée

Résumé

Travail de synthèse sur un célèbre paragraphe de Être et Temps.

Présentation menée dans le cadre du cours d’Edouard Jolly sur l’herméneutique situationnelle, Lille-3, L3 Philosophie 2013-2014.

Nous avons quatre termes à notre sujet, ainsi que trois rapports. « L’herméneutique », la « destruction », la « parole » et la « pensée ». Il nous faudra donc parvenir à une définition de chacun de ces termes à partir de la manière dont ils se présentent. Cette tâche ne peut s’effectuer sans une mise au jour des rapports dont sont entretenus les termes entre eux : l’herméneutique et la destruction, autrement dit, « en quoi l’herméneutique est-elle destructrice ? » ; la parole et la pensée, qui soulève de nombreuses questions : « qu’est-ce que penser la parole ? », « De quoi parle-t-on lorsqu’il s’agit de la pensée ? », « Quel rapport d’usage se tient entre la parole et la pensée ? » ; enfin, le rapport essentiel du sujet que nous avons à traiter, et qui n’aura pu se déceler qu’à partir des réponses aux questions posées précédemment : Quel lien unit l’herméneutique destructrice, et la pensée de la parole ? Où leurs structures communes se rejoignent-elles ? Toutes ces questions nous donnent déjà une ébauche de la marche à suivre pour traiter de ce sujet.

Nous verrons que, tout le problème de fond sur lequel reposera nos analyses, est celui du recouvrement de la compréhension. L’herméneutique destructrice s’indiquera comme réponse à ce problème, en tant que méthode, et il s’agira donc de montrer en quoi cette méthode s’indique pour la pensée de la parole. Toute cette problématique s’inscrit dans un problème d’authenticité : il s’agit de comprendre quelque chose tel qu’il se montre en lui-même à partir de lui-même. Notre problématique est donc la suivante :

En quoi l’herméneutique destructrice s’indique-t-elle comme méthode pour une pensée authentique de la parole ?

Suivant la structure du sujet, nous traiterons en un premier temps de l’herméneutique destructrice dans son « pourquoi », c’est-à-dire le problème auquel elle répond en tant que méthode, ainsi que dans son « comment », c’est-à-dire en quoi est-elle herméneutique et destructrice ; dans un second temps nous traiterons de la parole, des problèmes qu’elle pose, et de l’indication de la méthode herméneutique destructrice dans ces problèmes.

Le but de ce premier examen est de parvenir à une définition claire de l’herméneutique à partir de la manière dont elle se montre dans Sein und Zeit. Notre second but est déterminer son rapport à la destruction, ou plus précisément, en tant que destructrice, de quoi est-elle destructrice. L’herméneutique est conclusive à l’Introduction de Sein und Zeit : il s’agit de l’aboutissement du paragraphe 7, intitulé « La méthode phénoménologique de la recherche » ; en jetant un œil sur le plan de cette introduction, il apparaît, que, la méthode phénoménologique trouve sa justification dans la recherche du sens de l’être, elle même fondée par un questionnement ontologique fondamental. La justification de la méthode phénoménologique découle de l’élaboration qui suit l’exposition de la question du sens de l’être, et des difficultés qui auront pu y apparaître ; ainsi, dérivera de ces difficultés le sens recherché de l’herméneutique. A la question du « où » de l’herméneutique dans Sein und Zeit, nous pouvons maintenant répondre : dans la méthode indiquée par la recherche du sens de l’être. En quoi consiste cette recherche et cette question, c’est ce qu’il nous faut maintenant examiner brièvement, avant de nous attarder plus longuement sur les difficultés qu’elle présente.

Sein und Zeit s’ouvre sur une question, une question oubliée, et qu’il faut répéter. Pourquoi est-elle oubliée, et pourquoi faut-il la répéter sont donc les premières questions que nous devons nous poser : qu’est-ce que tomber dans l’oubli ? Aussi, en quoi consiste la répétition d’un oublié ? Ce seront là les deux questions directrices de notre « pourquoi » et notre « comment » de l’herméneutique destructrice puisque, pour répéter un oublié, il faut justement le retrouver, c’est à dire le mettre à découvert, et le répéter en tant que découvert, c’est à dire le ressaisir non plus dans sa dimension d’oublié, mais dans la dimension propre à quelque chose que l’on voit tel qu’il est et à partir de lui-même. La répétition ôte ici le caractère d’oublié, remet en situation l’oublié comme découvert, et donc non plus comme désormais oublié.

On parle de l’être comme d’une évidence, quelque chose qui ne nécessite pas de le définir. Si il n’y a ainsi pas de réponse suffisante à la question du sens de l’être, il apparaît malgré tout qu’il y a, a priori, une compréhension moyenne et vague de quelque chose comme l’être, compréhension qui est la notre. En effet, c’est nous-même qui posons la question du sens de l’être, ou, dit autrement, c’est nous même qui questionnons. En questionnant, nous demandons quelque chose : ici, le sens de l’être, et ce demandé concerne quelque chose : l’être. C’est en questionnant l’être que nous y lions notre demandé. Mais, à qui le demander, qui interroger ? Qui peut répondre ? A considérer que l’être est l’être d’un étant, vraisemblablement, c’est à partir d’un étant que nous comprenons l’être et ainsi donc s’indique ce que nous demandons. Précisément pour cette raison, c’est à dire que nous comprenons l’être d’un étant, que nous sommes, en tant qu’étant, le seul répondant possible. C’est cet étant qui répond de l’être de l’étant, c’est à dire donc de son être d’étant propre, qui est appelé Dasein. Ainsi, c’est le questionnant lui-même, sur la base de sa compréhension, qu’il va s’agir d’interroger. Pourquoi poser cette question ? Pourquoi le Dasein questionne-t-il ? Si la question fût tombée dans l’oubli, pourquoi précisément la répète-t-il ? Il apparaît que le questionnement se fonde sur la compréhension moyenne et vague de l’être du Dasein, puisque sans elle, la question se verrait amputée de son interrogé, et n’aurait pas lieu d’être. Non seulement le Dasein peut adopter le mode d’être du questionnement – il serait légitime de se demander ce qui peut voiler cette possibilité suivant que la question puisse tomber dans l’oubli –, mais seulement, il conviendrait aussi de savoir pourquoi le Dasein le fait, ce qui revient à se demander la raison de la répétition de la question ainsi sortie de l’oubli.

Considérons déjà ce que constitue l’oublié : une question, et de là, une recherche. Une recherche, dans le cadre des sciences positives, porte sur un certain domaine de choses, c’est à dire une certaine région de l’étant, qu’il faut donc, au préalable, déterminer ; sans détermination la science n’a aucun thème, et par conséquent, aucune raison d’être. C’est pourquoi toute recherche scientifique en tant qu’elle porte sur l’étant implique une recherche préalable, qui l’oriente et lui donne un fil directeur. Si la physique porte sur des étants naturels, il lui faut déterminer au préalable l’être-naturel : la question de l’être fonde donc toute recherche au préalable, et constitue la base du fil conducteur ; c’est donc, par extension, le préalable à tout questionnement sur l’étant ; et donc, à travers ce questionnement préalable, nous trouvons le fondement nécessaire à toute recherche dans la compréhension. L’exploration, la découverte d’une région de l’étant trouve son fondement dans la compréhension. La question de l’être, même si elle constitue un questionnement ontologique fondamental, appelle cependant elle-même à un fondement : elle aussi a son domaine d’étant dans lequel rechercher, questionner, c’est le Dasein, l’étant qui questionne et qui comprend l’être. Il faut, au préalable, déterminer l’être du Dasein, qui s’avère particulier, notamment du fait qu’il s’agit de l’être de celui-là même qui questionne. En effet, interroger le Dasein, en tant qu’étant, revient en particulier à l’interroger sur son être d’étant ; or, son être ne se présente pas à la manière d’un « ce qu’il en est », d’un quid : le Dasein a à être son être à chaque fois. Cet être, que le Dasein a à être à chaque fois, c’est ce que l’on appelle « existence ». Ainsi, ce que le Dasein comprend dans la compréhension de son être, ce n’est pas son être comme un « ce qu’il en est », mais son être comme ses possibilités d’être lui-même ; le Dasein, en tant qu’il se comprend à partir de son existence, se comprend à partir de ses possibilités d’être. L’autre particularité du Dasein, c’est le fait qu’il est l’étant de l’être qu’il comprend. Ontiquement, il est donc le plus proche ; mais précisément parce qu’il s’agit de son être, il ne se comprend pas son être à partir de l’étant qu’il est mais à partir de l’étant auquel il se rapporte de façon constante et immédiate, c’est à dire le monde. Le Dasein saisit son être à partir de l’étant mondain, et disons donc que sa compréhension, en tant qu’elle comprend l’être à partir de l’étant mondain, est une ouverture au monde.

Nous avons donc ce problème : la compréhension de quelque chose à partir d’autre chose ; une analytique du Dasein – sur laquelle repose la question de l’être –, si elle veut être menée à bien, doit faire en sorte d’accéder au Dasein et de l’expliciter de telle manière qu’il se montre en lui-même à partir de lui-même ; cette présente difficulté nous annonce la question de méthode dont nous cherchions tout à l’heure l’origine, le fondement. Le problème de fond sur lequel va se dessiner l’herméneutique, c’est celui de l’explicitation : expliciter quelque chose tel qu’il se montre en lui-même à partir de lui-même. Apparaît, en même temps que la précision de ce problème, la question du temps. Il va s’agir de lier temps, explicitation, et question de l’être : nous arrivons donc au §6 de Sein und Zeit, dans lequel se précise encore davantage les raisons d’un oubli :

« Le Dasein a non seulement l’inclination à buter sur le monde où il est, et à s’interpréter réflectivement à partir de lui, mais encore et du même coup le Dasein bute alors sur sa tradition plus ou moins expressément saisie. Celle-ci le dépossède de la charge de se conduire, de questionner, de choisir. Et cela vaut éminemment aussi de la compréhension – et de l’élaboration possible de la compréhension – qui est enracinée dans l’être le plus propre du Dasein, bref, de la compréhension ontologique. » (SuZ, p.38, l.9-14)

Nous avons déjà vu que l’étant du monde était celui auquel le Dasein se rapporte de façon constante et immédiate. Ainsi donc, il a « l’inclination à buter », autrement dit à retomber dans une interprétation réflective à partir du monde : il comprend son être – ses possibilités d’être lui même en tant qu’être qui a à être – à partir de l’étant du monde. Ce rapport, en tant qu’immédiat, en tant qu’inclination de sa compréhension sur le monde, souligne une essentielle ouverture au monde du Dasein. Aussi, est-il précisé, « *le Dasein bute alors sur sa tradition plus ou moins expressément saisie *», d’un même coup : qu’est-ce à dire ? Que, tout d’abord, le Dasein a un rapport, de la même manière qu’au monde, au temps. Tout comme il comprend l’être à partir de l’étant du monde, il va comprendre l’être – son être – à partir de « *sa *» tradition, c’est à dire, un certain fond, une certaine interprétation, un « déjà-là ». En tant qu’il se rapporte essentiellement au monde, de la même manière il grandit, dans sa génération ; et, à vrai dire, il comprend d’abord à partir de cette interprétation traditionnelle. Son passé, celui de sa génération, n’est pas un « a été », qui serait derrière, détaché ; tout le sens de dire qu’il « est » son passé, c’est que ses possibilités d’être lui-même son être, sont déjà comprises à partir de son passé, de la tradition : le Dasein « est » son passé. C’est ce qui est appelé l’historialité du Dasein. Qu’est-ce que la tradition ? Précisément, la tradition est ce qu’on ne questionne pas. Qu’elle soit découverte, on peut la poursuivre ; qu’elle soit dans le silence, on se comprend à partir d’elle ; nous l’avons déjà rencontrée, au début de notre analyse : l’être évident, inquestionné, dont la question est tombée dans l’oubli. On croyait connaître le sens du mot être, mais voilà que nous sommes embarrassés en fin de compte. La tradition « dépossède » : le Dasein n’adopte plus le mode d’être du questionnement dans l’appropriation de la possibilité d’être questionnant, ou d’être autre chose. En ce sens, les possibilités d’être du Dasein – c’est à dire son être – ne lui appartiennent plus, puisque ces possibilités d’être sont comprises par le Dasein dans sa compréhension de lui-même, et que cette compréhension en butant sur le monde ou la tradition, comprend l’être, les possibilités d’être à partir du monde ou de la tradition. La compréhension reste voilée, et le Dasein ne se comprend plus à partir de lui-même mais à partir d’autre chose : il ne se détermine pas à partir de lui-même.

Le problème de l’explicitation se montre ainsi une nouvelle fois : comment expliciter le Dasein tel qu’il se montre en lui-même à partir de lui-même ? La question de l’être se trouve ici mise en jeu – en tant qu’elle est prise dans la compréhension voilée du Dasein–, ainsi que l’être du Dasein pour lui-même, et donc également les possibilités d’être du Dasein, en tant que la saisie de son être est la saisie de ses possibilités, y compris celle de questionner et de choisir, soit la possibilité d’être sa propre possibilité en tant qu’il se l’approprie. Il va s’agir pour le Dasein de pouvoir retourner sur son passé qu’il est dans une appropriation productive : d’accéder à ce qu’il est en lui-même – il est ce qu’il a à être – à partir de lui-même, soit saisir son passé autrement que comme recouvert, et donc découvrir pour pouvoir libérer l’horizon de ses possibilités. La méthode en est maintenant toute indiquée : nous avons le pourquoi de l’herméneutique, il s’agit de mettre au clair le comment qui en découle : en quoi consiste l’herméneutique, ici, en tant que méthode ?

La compréhension est voilée, elle « bute » sur, et ainsi, ce sont les possibilités d’être du Dasein qui se voilent. Il y a un recouvert, un oubliée, qu’il s’agit de découvrir, d’expliciter : mais, qu’est-ce alors qu’expliciter un préjugé ontologique ? L’herméneutique, face à l’oubli de la question de l’être, se montre comme la répétition de la question tombée dans l’oubli. Cependant, répéter la question oubliée ne va pas consister en une répétition d’un préjugé : précisément, il s’agit de la répétition d’une question, question que la tradition recouvre. Répéter la question, c’est la retrouver : remonter aux sources originelles, c’est retrouver le questionnement ; en retrouvant ce questionnement, on le « fait voir », c’est à dire que l’on montre ce questionnement, on le met au jour, il ne se montre plus comme implicite, masqué dans la tradition, mais est explicité, se montre comme tel ; il devient phénomène. Le phénomène, le manifeste, constitue ce qui se montre en lui-même, ce qui est donc porté à la lumière, ou peut l’être – auquel cas il se montre en lui même mais à partir d’autre chose, il est implicite. L’explicitation de ce « se montrer », c’est le « faire voir », c’est à dire le logos. La phénoménologie se montre donc comme la méthode toute indiquée pour faire voir à partir de lui-même ce qui se montre en lui-même. La phénoménologie est herméneutique au sens d’explicitation, de rendre manifeste à partir de lui-même l’explicité, ce qui se montre en lui-même. En quoi cette herméneutique est-elle destructrice ?

En libérant la possibilité du questionnement, l’herméneutique de la tradition découvre le recouvert. Saisi, rendu manifeste, la possibilité perd son caractère de recouvert. Il semble donc que l’explicitation du questionnement voilé par la tradition constitue une destruction de la tradition, en tant que tradition. Le questionnement saisi comme possibilité diffère fondamentalement du questionnement recouvert : ainsi, il ne s’agit pas de « néantiser » le passé. C’est le voile qui se déchire en tant que voilement, et non pas le voilé ou ce qui voile. Ici, l’herméneutique va consister à accéder au Dasein – aux possibilités d’être lui-même – à partir de lui-même – de par son passé qu’il est du fait de son historialité fondamentale. Elle est destructrice en tant qu’elle va détruire ce sur quoi bute la compréhension – qui est déterminée par l’historialité – , ou plus précisément dévier la compréhension du Dasein de ses possibilités d’être lui même : Le Dasein se comprend à partir de lui-même, et non plus à partir de la tradition dans l’ignorance de lui-même, de ce à-partir-de-lui-même. La destruction est destruction du recouvert comme recouvert.

Le Dasein, en tant qu’il a à être, et qu’il comprend ses possibilités, se tient donc dans la possibilité d’être ou non soi-même. Ainsi donc, sa compréhension de soi-même étant prise dans la tradition, la génération, le Dasein, dans sa compréhension voilée de lui-même à partir du monde, de la tradition, ne saisit pas ses possibilités d’être à partir de lui-même. Ainsi, ce sont les possibilités d’être de sa génération, de la tradition : le Dasein n’est pas lui-même, les possibilités d’être lui-même ne lui appartenant pas. Être soi-même, pour le Dasein, implique une appropriation des possibilités. S’ouvre donc, à travers l’herméneutique destructrice, le problème de la propriété ou de l’impropriété, c’est à dire d’être ou de ne pas être lui-même.

En même temps que l’herméneutique, est traitée la parole, le parler : le §7 de Sein und Zeit traite, entre autres, du logos. Dans le discours, il s’agit de rendre manifeste « ce dont il est parlé » dans le discours. Ici, donc, faire voir à partir de lui même : le parler fait voir à partir de cela même dont il est parlé. C’est un premier caractère du parler, dont la structure a déjà ici été rencontrée. Un second caractère est la communication : elle rend ce qui est dit manifeste, manifeste pour quelqu’un, c’est à dire, pour soi-même en tant que parlant, ou pour l’autre : dans les deux cas, il s’agit de rendre accessible par le faire-voir, autre structure que nous avons déjà rencontré également.

Rendre accessible ce dont il est parlé nous amène donc à une question fondamentale pour la parole : qu’est ce que « ce dont il est parlé » ? Pour qu’il se fasse voir, cela sous-entend qu’il puisse être recouvert. Puisqu’il s’agit d’un possible recouvrement, recouvrement donc à la compréhension, qu’est-ce qui voile donc ici ? Puisqu’il s’agit de rendre accessible à … nous avons déjà un « qui » et la parole s’affiche déjà dans un certain usage, dans une utilisation, et donc, elle même peut être dans une possibilité propre du Dasein. Si la compréhension du parlé est sous tendue à l’accessibilité rendue par le parler comme possibilité propre ou impropre, alors y aurait-il un recouvrement de la compréhension du parlé ? Rendre accessible à soi-même ce dont il est parlé dans une possibilité de soi-même qui ne soit pas notre possibilité propre, c’est parler improprement, inauthentiquement. La compréhension est voilée, le parler impropre : s’installe ici un rapport de propriété entre le parler et la compréhension, en ajoutant que le Dasein peut ici donc voiler sa propre compréhension dans la possibilité impropre du parler. Cette possibilité de voiler la compréhension se remarque facilement dans le caractère communicatif du parler.

De quoi parle le paré ? Qu’est-ce qui est, justement, voilé, ou rendu accessible ? Nous pouvons poser cette question à partir de Qu’appelle-t-on penser ? (p140, §1)

« Tout d’abord les paroles ont facilement l’air de termes. Les termes, de leur côté, quand ils sont prononcés, ont d’abord l’air de vocables. Ceux-ci à leur tour sont d’abord une sonorité. Cette sonorité est perçue par les sens. Le sensoriel passe pour donnée immédiate. Au son du mot se rattacher sa signification. Cette seconde partie du mot n’est pas perceptible par les sens. Le non-sensible dans les mots, c’est leur sens, leur signification. C’est pourquoi on parle d’actes constitutifs du sens, qui équipent d’un sens le son du mot. Les mots sont alors ou bien pleins de sens, ou bien plus ou moins remplis de signification. Les mots sont comme des sceaux ou des fûts, d’où on peut puiser un sens. » (Qu’appelle-t-on penser ?, p.140)

La parole est une articulation : d’où le fait qu’elle se rattache essentiellement à la voix articulée – en grec phônê. Ainsi donc, le parler est constitué de sons réunis en mots, en un premier temps : on retrouve cette considération dans Sein und Zeit (p.46), où phônê et phantasias sont réunis pour indiquer le parler comme « ébruitement vocal où à chaque fois quelque chose est aperçu ». Voilà pour la partie sensible, saisie donc par les sens. Le non-sensible des mots, c’est leur sens, leur signification. Ce sens se trouve « dans » les mots, ce qui établit donc le rapport que nous cherchions, à savoir entre ce qui est parlé et le parlé. Le mot est une synthèse de sensible et de non-sensible : ainsi, il s’agit d’équiper le son d’un sens. Ce « dans » mérite que l’on s’y attarde : il y a presque un espace du mot, qui justifie d’ailleurs la comparaison avec un sceau ou un fût : on y « puise » un sens, le sens ne se montre pas de lui-même, il s’agit de le « tirer ». Le mot présente une étendue de significations. Comment s’agit il de puiser ce sens ? L’étendue de significations souligne la multiplicité, ou la variation du sens. Cette question est importante, puisqu’elle nous ramène tout droit au fait de comprendre ce qui est rendu accessible et même, plus encore, au fait de rechercher un sens en tant que possibilité.

Prêter une attention particulière à un mot, cela revient à s’y arrêter. Il est ici troublant de constater les similitudes entre ce qui a été dit précédemment à partir de Sein und Zeit (donc en 1927) et ce texte de 1952. « Tout d’abord » nous nous en remettons au dictionnaire : qu’est ce à dire ? Que, dans la recherche du sens du mot, nous nous en remettons, nous nous laissons par habitude dans notre comportement courant, au dictionnaire. Dans un dictionnaire, le sceau semble bien petit pour un mot ; de plus, il ne montre aucun fondement. La compréhension du mot est, et c’est ce qui importe ici, voilée par l’habitude : le dictionnaire consigne des sens absolus, auxquels nous nous rendons par habitude, donc, par une possibilité d’être nous même qui ne nous est pas propre. L’habitude voile la compréhension comme la tradition : il ne s’agit nullement de questionner, mais de digérer des réponses déjà toutes mâchées. Ici donc, nous pouvons conclure que d’une part, ce qui est saisit, compris dans les mots, ce n’est pas le son, mais le sens. Avant d’apparaître comme sons, un langue étrangère nous paraît incompréhensible. Aussi, d’autre part, la compréhension du sens peut être voilée par l’habitude, par un « *tout d’abord *». Aussi, le problème est-il situé ici dans le fait de s’arrêter sur un mot : chose, qu’en vérité, nous ne faisons pas vraiment. Le problème trouve sa solution p.143 :

« Les paroles ne sont pas des termes, et en tant que tels semblables à des sceaux et à des tonneaux, d’où nous puiserions un contenu existant. Les paroles sont des sources que le dire creuse davantage, des sources qu’il faut toujours de nouveau trouver, de nouveau creuser, qui s’encombrent facilement, mais qui, de temps en temps, jaillissent à l’improviste. Sans un retour continuel aux sources, les sceaux et les tonneaux demeurent vides, ou leur contenu demeure éventé. » (Qu’appelle-t-on penser ?, p.143)

C’est là même où est traité ce dont il est parlé : le problème de l’attitude qui va consister à s’arrêter sur les termes, c’est que l’on retombe ainsi sur des sens existants, un ensemble fini et « déjà là », auquel nous nous rendons par habitude : « les paroles sont des sources que le dire creuse davantage », c’est à dire que le dire est productif. Ici, l’usage même de la parole est productif, et c’est en revanche l’acte de compréhension soumis à l’habitude qui voile la compréhension. Un sens n’est pas arrêté : il se perd, apparaît, réapparaît, ou, dit autrement, est situé, et c’est pourquoi la compréhension de ce qui est dit doit passer par un retour aux sources, c’est à dire, aux parlers eux mêmes.

Ce qu’il s’agit donc ici d’expliciter et de comprendre, c’est le sens, la significativité, ce qui nous fait dire qu’il faut déjà avoir un rapport de compréhension, d’explicitation au sens. Le Dasein comprend l’étant du monde avec son être, c’est à dire ses possibilités. Chaque compréhension de l’étant mondain correspond à une possibilité. Le sens sens se tient précisément dans ce rapport, puisqu’il apparaît comme ce dans quoi la compréhensibilité de quelque chose se tient.

Il est vrai que la parole est un faire-voir : mais est-elle vraiment une explicitation du sens ? Nous savons qu’avant tout, il est nécessaire d’avoir une compréhension, puisque le sens réside dans cette compréhension de l’étant mondain. Mais le sens réside dans la compréhensivité : c’est fondamental, cela rend possible, mais ne peut suffire. En tant que mise en évidence, il s’agit de faire voir l’étant à partir de lui-même, et l’étant doit ainsi au préalable être compris. Nous comprenons donc l’explicitation comme articulation de la compréhensivité, des significations. En somme, puisque la parole se rapporte à ce dont il est parlé, elle incite à un rapport à l’étant dont il est parlé.

Nous nous mouvons déjà dans une compréhensibilité moyenne : il nous est tout à fait possible de ne pas avoir à se rapporter à l’étant dont il est parlé pour comprendre, on s’arrête sur le parlé, plutôt que sur le ce-dont-il-est-parlé. C’est une nouvelle fermeture, puisque la compréhension est voilée par une nouvelle fermeture, puisque la compréhension est voilée par l’habitude, le sens usuel, par un « on le dit » ; on y est déraciné, au sens où l’on perd le sol nécessaire à la compréhension de l’étant dont il est parlé, donc de la source de la parole.

Ce qui nous est apparu jusqu’à maintenant avec la parole, c’est qu’elle se rapportait à la compréhension et à l’explicitation : le sens se situe dans l’être-compris, c’est à dire la compréhensivité ; il s’articule dans la parole comme explicitation de ce qui est parlé. Ce dont il est parlé, ainsi, se communique et appelle à une compréhension. La compréhension de ce dont il est parlé n’est autre que la compréhension de l’étant dont il s’agit. Ici également, la compréhension peut être voilée : comprendre sans rapport aux sources, c’est à dire, comprendre ce dont il est parlé sans s’y rapporter – un sens commun – et donc sans pouvoir opérer un quelconque retour à l’origine, ou comprendre en négligeant la productivité même de l’acte de parler. Le sens commun du « on » change lui-même au fil du temps, mais de plus le sens, en tant que compréhensivité d’un étant, et compréhension du monde avec son être propre s’inscrit justement dans cette compréhension affectée, particulière. S’il s’agit de retourner aux sources, il s’agit de retrouver, ne serait-ce qu’en partie, cette compréhension.

Comprendre à partir du « on dit », c’est se comprendre à partir du « on dit », et donc saisir des possibilités de soi-même qui ne nous sont pas propres.

Le recouvrement se retrouve, simplement, dans l’usage quotidien du langage. Le verbe être est souvent utilisé, son sens reste inquestionné : la compréhension s’enlise dans un certain usage du langage – par exemple, l’usage purement communicatif du bavardage, ou un langage uniquement logique, scientifique. La question de l’être est absente du bavardage : le langage perd son caractère de situé, et donc une partie du sens que nous comprenons : en tant que source, il est plus ou moins « bouché ». Le langage se rapporte ici donc au sens de l’être : ce rapport n’est pas forcément saisi du premier coup, mais doit être retrouvé. Il s’agit d’un au delà du langage qu’il faut libérer, libérer de la tradition, en tant qu’elle délimite la compréhension, et donc le sens, ce que Heidegger exprime dans l’exemple du dictionnaire. Cet au delà indique donc aussi que ce que l’on comprend dans le langage, ce n’est pas seulement un son, une matière linguistique, mais notre être. Il en va de notre être dans la compréhension que nous avons de la langue. La compréhension ne se limite donc pas au mot, et ainsi, lorsque nous ne « comprenons pas » une langue étrangère, nous sommes toujours déjà en train de comprendre. Un usage du langage dans lequel la compréhension ne prend plus en compte l’être, revient un parler d’une parole « sans pensée ». On peut se poser donc la question inverse : une pensée indépendante de la parole. On comprend déjà, lorsque l’on se tait, et même, la compréhension authentique se situe dans le faire-silence, dans Sein und Zeit.

L’herméneutique destructrice consistait tout à l’heure à retrouver, par l’explicitation, l’expérience originelle, c’est à dire découvrir ce qui était présupposé, recouvert, et le détruire comme recouvert : c’était déchirer le voile. Nous l’avions vu lorsqu’il s’agissait de l’être, et cela aboutissait à la libération d’un horizon de possibilités, puisqu’il s’agit, dans la compréhension de l’être, de l’être comme possibilités d’être soi-même. Le parler est lui même une explicitation, et le sens de l’étant explicité réside dans sa compréhensivité, c’est à dire dans sa saisie comme possibilités. Comprendre l’être du Dasein peut être voilé par la tradition, l’habitude, puisque ce dernier se rapporte au monde pour saisir ses possibilités d’être lui-même, et qu’il grandit déjà dans une certaine interprétation de l’étant, donc, dans un faire voir quelque chose comme quelque chose.

Penser la parole est prise dans les mêmes difficultés : la parole peut voiler la compréhension, en tant qu’elle en communique une qui peut être recouverte par l’habitude, un sens habituel, expression de possibilités figées, masquées. Nous parlions nous même tout à l’heure du mot être, et ce mot, d’usage habituel, inquestionné, montrait du même coup un recouvrement dans la compréhension.

La compréhension voilée d’une possibilité impropre de soi même, se trouve aussi bien à la base de la parole habituelle, que dans la pensée habituelle elle même. Penser l’être, comme on pense la parole, c’est aussi donc parler, ici, de l’être, et de la parole, et de la pensée, expliciter leur sens, c’est à dire leur compréhensivité en tant que possibilités de soi-même. Une pensée de la parole indique donc la nécessité d’une herméneutique destructrice, c’est à dire, une explicitation des sources que l’on retrouve ici dans la compréhension, explicitation du recouvert destructrice du recouvrement, qui permet de retrouver les possibilités comprises d’être soi même. On retrouvera la parole comme source : affranchie du voile de l’habitude et du « on dit », elle est découverte par le Dasein de ses propres possibilités, puisque s’y articule le sens ; ainsi, le Dasein peut découvrir ses propres possibilités et se les approprier, c’est à dire être lui-même à partir de lui-même, avoir une existence authentique, par une herméneutique destructrice qui permet de retrouver une compréhension authentique, c’est à dire, de soi-même à partir de soi-même.

L’herméneutique destructrice répond à un problème de recouvrement, par l’explicitation, le retour dans une appropriation productive au passé, à l’expérience originelle, où, à partir de lui-même, le Dasein découvre l’horizon de ses possibilités d’être lui-même, et peut donc les comprendre à partir de lui-même.

Penser la parole présente le même problème de recouvrement : comprendre le sens de la parole, se poser la question de la parole, repose d’abord sur la compréhension, compréhension qui s’avère donc déjà prise dans l’historialité du Dasein, donc, dans son passé, sa tradition, sa génération, le « on ». Il s’agit donc, pour pouvoir penser la parole, de découvrir la compréhension, pour pouvoir retrouver la compréhension du sens comme possibilités d’être. L’herméneutique destructrice s’indique donc de nouveau comme méthode pour penser authentiquement la parole dans une compréhension authentique de ses propres possibilités, c’est à dire, par le Dasein à partir de lui-même.