Travail de synthèse demeurant utile pour toute découverte de la pensée de Canguilhem.
Georges Canguilhem (1904-1995) est un philosophe et un médecin français. Il est connu pour ses travaux en philosophie des sciences, en épistémologie, et en histoire des sciences, notamment en ce qui concerne les concepts de normal et de pathologique, qui constituèrent le sujet de sa thèse Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique (1943).
La connaissance de la vie consiste en un recueil d’articles et de conférences, dont les versions originales datent d’une période allant de 1945 à 1951, et qui furent remaniés en 1952 ; le dernier chapitre du livre, intitulé la monstruosité et le monstrueux, est une conférence datant de 1962, qui fut ajoutée à l’occasion de la seconde édition de l’ouvrage en 1965. S’il s’agit, à première vue, d’un regroupement artificiel, l’auteur en défend au contraire l’inspiration continue, explicitée par les quelques remaniements appliqués aux divers textes composant l’ensemble. Il s’agit de mettre au jour cette inspiration continue, c’est à dire, les thèses essentielles de l’ouvrage.
Le titre de l’ensemble est assez indicatif : les thèmes principaux sont la connaissance, et l’objet de connaissance qu’est la vie, dans leurs rapports mutuels. La connaissance est avant tout un fait vital, biologique ; c’est l’homme qui connaît, et qui, en tant que vivant, fonde donc la connaissance. La connaissance est ainsi dans la vie en tant que fait biologique d’un vivant. La connaissance de la vie, en tant que fait de l’homme, implique l’existence d’une pensée de la vie, et, plus particulièrement, d’une conscience humaine de la vie. La connaissance surgit comme fait biologique d’un vivant dans son rapport au monde, c’est à dire dans son rapport au milieu : elle est résolution de conflit et donc recherche d’un équilibre, d’une certaine organisation de la vie en tant que rapport entre le vivant et son milieu.
La vie, en tant que rapport entre le vivant et son milieu propre, implique une originalité propre du vivant par rapport aux autres objets de connaissance, tels que peuvent l’être les objets physiques ou chimiques. On ne peut considérer l’homme comme une simple machine isolée, sans quoi cela reviendrait à supprimer les faits biologiques qui en découlent. Ce sont bien les rapports conflictuels de l’homme avec son milieu qui expliquent l’existence des machines et le fait biologique de la technique, plutôt que les machines et la technique qui expliquent l’existence humaine (Machine et organisme). La vie, en tant qu’objet de connaissance, est une totalité : il s’agit du rapport entre le vivant et son milieu.
La connaissance de la vie, en tant que fait du vivant, se situe donc dans le rapport conflictuel du vivant avec son milieu ; en tant que recherche d’une organisation équilibrée de la totalité du vivant par le vivant lui-même, elle exprime la liberté revendiquée de la vie plutôt qu’une tyrannie du rapport conflictuel entre l’homme et le monde. Du fait qu’elle se situe dans la totalité du vivant, elle doit s’effectuer au sein même du vivant, et non pas chercher à s’en extraire : « *pour faire de la biologie, même avec l’aide de l’intelligence, nous avons parfois besoin de nous sentir bêtes *» (p.16) – au sens où « *bêtes *» s’oppose à tout être qui se situe hors du monde. Du fait qu’elle exprime la liberté du vivant plutôt qu’un déterminisme total ou un mécanisme universel, elle doit reconnaître l’originalité de son objet d’étude, et inventer ses propres méthodes par rapport aux sciences physiques ou chimiques (L’expérimentation en biologie animale) afin de pouvoir faire face aux obstacles grâce auxquels il résiste à l’analyse mathématique (Spécificité, Individualisation, Totalité, Irréversibilité). Le rôle du biologiste, en tant que vivant, c’est d’inventer à partir du vivant auto-poétique dont il fait partie plutôt que d’inventer le vivant lui-même.
L’inventivité nécessaire de la science biologique implique la reconnaissance d’un mouvement des théories. Pour Canguilhem, les théories ne procèdent pas des faits : il affiche son anti-positivisme dans l’Histoire de la théorie cellulaire, en étudiant la transformation en dogme des théories révolutionnaires ; les limites d’une théorie sont souvent reconnues par leur fondateur, et sont à ce titre des ouvertures en tant que reconnaissance de la potentielle validité d’une possibilité théorique différente. Les théories novatrices deviennent stériles lorsqu’elles sont érigées en dogme : ainsi, ce sont les disciples qui ferment le champ des possibles théoriques, en oubliant les limites reconnues par le maître de la théorie qu’ils défendent. Il n’y a pas de progrès dépréciatif de la science, au sens où les théories passées ne sont pas des illusions en opposition à la vérité du présent. L’histoire des sciences montre que les vérités peuvent devenir des illusions, et que les illusions peuvent se retrouver au sein de nouvelles vérités. La connaissance est un fait du vivant, et il faut la reconnaître comme fait du vivant libre et inventif dans son milieu : cela revient à reconnaître sa nécessaire ouverture sans laquelle aucun avenir de la science ni aucune critique scientifique n’est possible.
Le vivant, s’il est inventif dans son milieu, implique une prise en compte particulière du milieu dans le cadre de la connaissance du milieu, en tant que celui-ci résiste aussi à une transposition de l’analyse de l’objet physique en biologie. Le vivant ne reconnaît pas de milieu universel dans lequel vivre ; le vivant n’est pas un simple carrefour d’influences, un être pris dans le déterminisme tyrannique d’un environnement d’objets répondant aux lois universelles de la physique ou de la chimie. Le vivant valorise les objets qui composent son milieu ; il y est actif, le domine, se l’accommode : le milieu est un agent de réalisation. L’univers d’une science qui dévalorise les objets du milieu pour pouvoir l’analyser objectivement est un univers inhumain, et non pas le milieu d’un vivant. Rappelons que le vivant ne s’invente pas et qu’il précède les inventions. Prendre en compte le vivant dans sa spécificité, c’est aussi considérer, au sein du rapport essentiel de ce dernier avec son environnement, le milieu comme subjectivement centré plutôt qu’objectivement centré (Le vivant et son milieu).
Vivre dans son milieu, c’est y vivre activement. Le vivant, en valorisant les objets qui l’entoure, y apporte ses propres normes. La conclusion de l’ouvrage, dans sa première édition, porte sur le normal et le pathologique, et donc, du fait qu’il s’agit là de deux concepts essentiels à cette technique, sur la médecine. Le médecin se confronte aux mêmes obstacles que le biologiste : un malade ne peut se réduire à une simple somme de variables déréglées. L’obstacle de l’Individualité s’exprime dans le fait qu’au sein de chaque espèce, on trouve des individus originaux à côté d’individus normaux. Le médecin est médecin d’individus, au sens où il n’y a pas de médecin du type humain. L’état pathologique, s’il est considéré pour un vivant en tant que vivant dans un milieu propre, doit être considéré donc comme une réaction, un fait du vivant, dans son milieu individuel. Cela implique la prise en compte d’un fait biologique nécessairement subjectif, mais dont l’existence, en tant que fait biologique, est prouvée par l’existence de la technique médicale – qui est elle-même un fait biologique - comme technique de guérison des maladies. L’état pathologique, comme état du vivant dans un milieu, ne peut pas être une vie sans normes, c’est à dire, une contradiction logique du normal. Le malade vit juste dans des normes différentes de celles dans lesquelles il vivait précédemment, et différentes de celles que les autres individus normaux pratiquent toujours ; le malade devient passif par rapport à son milieu, du fait qu’il ne parvient plus à tolérer les variations de normes du milieu : il le subit. Cette dernière partie souligne le mouvement inventif de la vie : vivre, c’est se risquer à faire des essais qui sont à la fois des réussites comme des échecs potentiels ; la réussite n’est jamais que temporaire, et par là l’équilibre de la vie reste toujours un équilibre instable qui se révèle à nos yeux avec les rares mais remarquables monstres qu’elle produit (La monstruosité et le monstrueux). La médecine est l’exemple le plus explicite du rapport conflictuel essentiel du vivant avec son milieu : elle est fait du vivant qui équilibre son rapport – toujours menacé dans sa stabilité - au milieu en tant que technique, et s’occupe du vivant qui échoue à y vivre activement, et qui, par là, est en conflit manifeste avec le milieu dans lequel il est du fait qu’il vit.
En somme, la connaissance de la vie est un fait du vivant par le vivant, en tant que ce dernier se comprend toujours dans son rapport au milieu. La connaissance, comme la technique – à laquelle elle est par définition liée – exprime la recherche d’un équilibre du vivant par le vivant lui-même dans ce même rapport. Il découle de ces premières remarques qu’au sein de cette activité de connaissance, il faut se considérer soi-même comme vivant actif dans notre milieu propre, et ne pas perdre de vue les singularités de notre objet d’étude qui découlent de cette situation. Le vivant a son originalité propre, qui résiste à l’analyse physico-chimique, et qui ne se réfère qu’à lui même – il est une subjectivité. Connaître le vivant en tant que vivant, ce n’est plus connaître quelque chose d’extérieur, mais chercher à connaître ce dont nous faisons nous même partie, et par là, c’est être nécessairement inventif et ouvert dans notre recherche, à la fois pour être en tant que vivant créatif à la recherche de réussite, et à la fois pour réussir à connaître au sein de la recherche d’un équilibre humain par rapport au monde face à la menace sans cesse renouvelée de la catastrophe.
Le normal et le pathologique constitue une partie significative de l’ouvrage, étant donné qu’il réunit divers concepts et thèmes abordés dans les chapitres précédents. Les notions de normal et de pathologique ne se comprennent que pour un vivant en rapport au milieu (Le vivant et son milieu) ; la médecine est-elle même un fait de ce vivant, au même titre que tout technique (Machine et organisme), et elle se heurte aux mêmes obstacles que la biologie (L’expérimentation en biologie animale). La notion de pathologique, une fois abordée, constitue une transition logique vers l’étude des monstres qui est abordée dans le dernier chapitre (La monstruosité et le monstrueux).
Le terme de « normal » est particulièrement ambigu : il désigne tantôt une moyenne statistique, tantôt un idéal ; et pourtant, sa compréhension est essentielle à l’activité du médecin. Le comprendre revient à considérer la valeur de la différence dans le vivant : si le vivant consiste en un système de lois, les lois naturelles, en tant qu’invariants essentiels, s’opposent au singulier, qui n’est qu’irrégulier, échec, ou impureté. Une telle conception de la vie produit une paralysie, aussi bien au niveau de l’activité du médecin que de l’activité du biologiste : le médecin ne s’occupe pas du genre ou du type, mais d’individus ; l’obstacle commun à la médecine et à la biologie, c’est l’individualité singulière du vivant (L’expérimentation en biologie animale). L’individu vivant, en tant que phénomène de la loi naturelle, n’est qu’une version altérée d’un type idéal irréalisé ; la connaissance de ce genre idéal est alors impossible, ou reste une pure métaphysique. La notion de « normal », prise dans une vision du monde vivant comme système de lois néglige les caractères singuliers du vivant en les réduisant à de simples altérations d’un idéal type inconnaissable et irréel.
Ces problèmes se résolvent dans la perspective du vivant pris comme ordre de propriétés. Cet ordre consiste en une « *organisation de puissances et une hiérarchie de fonctions *» à la stabilité précaire et qui s’inscrit dans la recherche d’un équilibre entre des pouvoirs concurrents. L’irrégularité du vivant n’est plus ici comprise comme une faute ou une erreur, mais plutôt comme le résultat d’un essai ou d’une aventure ; il n’y a plus d’échec absolu ou de réussite absolue qui dépende d’une essence générique inaltérée du vivant. La réussite et l’échec se comprennent dans le vivant, comme pour toute valeur du vivant. La réussite est un échec retardé, et l’échec une réussite avortée ; jamais une réussite ne met en échec d’autres essais au sens où elle serait exclusive, du fait qu’elle n’est jamais absolue. L’organisation de propriétés impliquant une certaine instabilité, l’existence individuelle du vivant perd son caractère d’accident – ou d’altération d’un idéal – pour devenir elle-même anomalie, au sens originel d’inégalité, de différence de niveau. En somme, le « normal » se comprend à partir du vivant lui-même dans le vivant lui-même, et non pas depuis un idéal de vivant hors du monde. Canguilhem rappelle à cette occasion sa thèse de 1943 sur le normal et le pathologique : on ne peut pas considérer la normalité d’un vivant ou d’un milieu séparément mais en relation, sans quoi on devrait considérer comme anormal tout écart de statistiques, et sans quoi le pathologique pourrait engendrer le normal par reproduction, c’est à dire par maintien et multiplication. Considérer la notion de normal dans un vivant en rapport au milieu, c’est abandonner tout sens absolu et essentiel de « normal ».
On peut considérer deux aspects du normal : il s’agit premièrement d’un caractère moyen, dont l’écart reste rare et sensible ; et également d’un caractère dont la reproduction – c’est à dire le maintien et la multiplication – révèle l’importance et la valeur vitale. Canguilhem s’appuie sur l’exemple de la domestication des animaux. Les variations que l’on trouve chez un animal domestique pourraient devenir pathologiques si l’animal se trouvait dans un milieu sauvage ; le milieu domestique permet un certain genre de vie propre à l’animal domestiqué que le milieu sauvage ne lui permet pas. En d’autres termes, une anomalie ou une variation individuelle ne devient pathologique, n’acquiert une valeur vitale négative que dans son rapport avec un milieu et dans un genre de vie. Cela signifie donc que le pathologique est difficile à déterminer, ou à prévoir objectivement : l’écart d’une constante physiologique ne constitue pas en soi-même un fait pathologique, la valeur vitale d’une variation ne se déterminant que dans un rapport au milieu. Ce problème de l’objectivité rappelle les considérations exprimées dans Le vivant et son milieu : le milieu du vivant est subjectivement centré, puisqu’il y mène une activité normative. Exprimée en termes de valeur, cette activité consiste à tolérer les variations, à être actif dans le milieu ; si une variation devient pathologique du fait que sa valeur vitale est négative, on peut dire qu’une variation est normale du moment que sa valeur vitale est plus ou moins positive. Il y a une certaine polarité du vivant dans son milieu. Ainsi, si vivre c’est être actif dans son milieu, y chercher un certain équilibre, le passage à une valeur vitale négative consiste à ne plus vivre de manière « normale » ; Canguilhem reprend Goldstein : lorsque l’existence équilibrée de l’être dans son milieu y devient troublée, il y a une réaction catastrophique de la totalité de l’organisme qui consiste en la maladie, et donc en l’état pathologique.
Cette impossibilité de déterminer un normal statistique, ou un pathologique objectif invite à attirer l’attention du médecin sur le subjectif. Ainsi, le normal et la norme sont individualisés. Cette individualisation n’abolit pas pour autant les frontières entre le normal et le pathologique. Le pathologique est un état dans lequel passe l’individu : le malade n’est plus le même aux dimensions près, il devient autre dans la maladie. L’état pathologique ne consiste pas en une absence de normes – c’est à dire, en une contradiction logique du normal – mais dans un autre genre de vie. Les normes vitales sont inférieures, dépréciées, négatives, par rapport au genre de vie « normal » qui permettait à l’individu aujourd’hui malade de vivre activement dans son milieu, et qui est encore le genre de vie des autres individus. Cette détermination nécessairement subjective du pathologique – la détermination objective du pathologique étant insuffisante – ne consiste pas en une spéculation arbitraire que pourraient dénoncer les partisans d’une science exclusivement objective : l’existence de cette dépréciation individuelle de la valeur vitale, et donc du passage d’un genre de vie actif à une valorisation négative du milieu est signifiée objectivement. L’existence de la médecine comme technique de guérison des maladies est le signe objectif de cette dépréciation vitale individuelle. Elle signifie aussi, en tant que technique et fait biologique, la reconnaissance d’un équilibre de vie toujours menacé par cette dépréciation et activement recherché par l’homme dans son milieu, entre autres, par la technique (Machine et organisme).
Vivre activement dans son milieu, c’est affronter des risques, et en triompher ; ainsi se définit la santé : *« la santé, c’est le luxe de pouvoir tomber malade et de s’en relever *». L’homme est sain lorsqu’il est capable de tolérer les variations des normes, et est malade lorsqu’il n’est plus capable d’être actif dans son milieu, et donc, d’en tolérer d’autres, de surmonter d’autres risques. Ces considérations sont valides en matières de psychopathologie : la malade mental est toujours un homme ; il en est simplement un autre fonctionnant avec d’autres normes. La santé, c’est l’état dans lequel il est toujours possible de remettre en question les normes usuelles dans le cadre du débat du vivant avec son milieu. Cela va de même pour le psychisme humain : l’activité normative est toujours la liberté revendiquée de remettre en question, de réviser et d’instituer des normes différentes, même si cela implique toujours un risque de dépréciation vitale, de maladie, et donc, de folie. C’est prendre des risques, et donc risquer l’échec – qui n’est jamais qu’une réussite avortée.
Les concepts de normal et de pathologique ne se comprennent que dans la prise en compte du vivant comme totalité individuelle en rapport avec un milieu, et découlent de ce rapport lui-même. Le vivant est actif dans son milieu, au sens où il y poursuit une activité normative, et produit des variations. La tolérance envers ces variations consiste en la santé : les variations acquièrent une valeur vitale positive ; la maladie consiste en l’intolérance de ces variations, lesquelles ont alors une valeur vitale négative, qui font de la vie dans le milieu quelque chose de subit. De façon plus générale, l’étude de ces deux concepts souligne les thèses essentielles du livre : pour connaître l’homme en tant que vivant, il faut se pencher sur son activité de vivant dans le milieu. De cette activité découle, par exemple, la médecine en tant que technique et fait biologique ; il en va de même pour la biologie, c’est à dire la connaissance de la vie. Le but de cette activité, comme pour toute activité du vivant dans son milieu, c’est un certain équilibre de vie dans le rapport entre l’homme et le monde. La médecine et la biologie sont donc des « pièces nécessaires d’une anthropologie », qui ne se comprennent que dans la prise en compte du vivant dans toute sa spécificité, et non pas dans l’étude et l’invention d’un absolu objectif inexistant.
« S’il existe un signe objectif de cette dépréciation vitale de la maladie, c’est précisément l’existence, coextensive de l’humanité dans l’espace et le temps, d’une médecine comme technique de guérison des maladies » (Troisième partie, IV : Le normal et le pathologique, p.215)
La technique est un fait biologique, et non pas seulement une opération intellectuelle. Cette citation est une réponse à la critique de la détermination subjective de l’état pathologique. C’est l’individu, en tant qu’il est en rapport au milieu, qui passe dans l’état pathologique, dans lequel il est commandé par le milieu, dans lequel il subit le milieu. Ce passage à l’état pathologique est individuel, et donc, subjectif.
La détermination objective du normal et du pathologique, fait du pathologique un écart statistique. Cette conception se heurte au fait que ce qui subit un écart statistique n’est pas forcément pathologique ; cette objection se voit appuyée par une citation de René Leriche : « Sous les mêmes dehors anatomiques, on est malade ou on ne l’est pas (…) *La lésion ne suffit pas à faire la maladie clinique, la maladie du malade *». Une variation individuelle, analysée objectivement, c’est-à-dire, hors du rapport de la variation à l’individu lui-même dans son rapport au monde, ne fournir suffisamment d’éléments pour la déterminer comme étant pathologique ou non. L’individu a une vie particulière, et vit dans un milieu particulier : ainsi les variations sont tolérées différemment d’un individu à un autre et d’un milieu à un autre. Cette tolérance relative impose une considération du pathologique comme étant une qualité éprouvée subjectivement, individuellement.
Au niveau individuel, la maladie ne consiste pas en la perte d’une norme, mais en la passage à un autre mode de vie aux normes vitales inférieures à celles d’un mode de vie normal. Pour Canguilhem, cette dépréciation des normes vitales est un fait de « *subjectivité universelle *». Tous les organismes, individuellement, réagissent de façon catastrophique, c’est à dire peuvent à un moment ou à un autre tomber malade.
La médecine s’occupe de cas individuels, de subjectivités ; elle diffère de la simple activité réparatrice du technicien sur une machine. Il n’y a pas de plan technique commun à la série de produits du genre humain : le vivant, en tant qu’individualité, existe lui-même en tant qu’irrégularité. La question qui se pose est celle de la possibilité pour la science de considérer ces faits subjectifs,et de traiter avec eux sans les détruire par une « désubjectivation ».
C’est un fait objectif que la médecine existe ; et la médecine qui existe est précisément celle de malades tous individuels, il n’y a pas de malade « humain » en général. La médecine est une technique, et, à ce titre, est un prolongement biologique. La médecine est donc elle-même issue de son propre objet, elle est une tentative du vivant actif dans son milieu à la recherche d’un équilibre vital. C’est un fait objectif qui répond à un ensemble de faits subjectifs qui la fondent réciproquement.
La médecine, en tant que technique, est l’exemple d’une volonté de connaître et d’agir en vue d’un équilibrage du conflit entre l’homme et son milieu. Cette citation est intéressante, en ce qu’elle situe la technique comme un fait objectif, issu de l’activité du vivant humain dans le cadre de son conflit éprouvé subjectivement avec le monde. Par extension, la connaissance se lie à la technique. Le fait d’agir et de transformer, pour l’homme, se comprend dans une subjectivité individuelle ; les productions de cette activité se comprennent donc comme faits objectifs fondés subjectivement.
« La fonction essentielle de la science est de dévaloriser les qualités des objets composant le milieu propre, en se proposant comme théorie générale du milieu réel, c’est-à-dire inhumain. » (Troisième partie, III : Le vivant et son milieu, p.196)
Cette citation présente une erreur d’abstraction présente en biologie, issue de la physique et de la chimie.
Si l’on veut connaître le vivant, il faut le considérer dans son rapport au milieu. Pour le considérer dans son rapport au milieu, il faut prendre en compte la valorisation qu’il effectue dans son milieu.
Le milieu n’est pas un simple environnement déterministe. Il propose à l’organisme, sans jamais rien lui imposer. L’organisme domine le milieu et se l’accommode. Le vivant y propose ses propres normes de vie ; ainsi, le considérer dans un milieu dévalorisé, parfaitement neutre, « désubjectivé », c’est précisément ne pas l’étudier dans un état « normal » - au sens où on le voudrait neutre et sans irrégularité – mais dans un état dans lequel cesse toute activité individuelle du vivant, et par là toute valorisation opérée par le vivant individuel.
L’activité normative dans le milieu est essentielle au vivant. Le vivant propose des normes dotées d’une certaine valeur vitale polarisée, c’est-à-dire positives ou négatives. Étudier le milieu d’un vivant malade, c’est comprendre la valorisation négative qu’il y effectue. Le milieu neutre, par conséquent, n’existe pas pour le vivant, qu’il soit sain ou malade.
Pour connaître le vivant, il faut prendre en compte le fait qu’il ait un sens. Le considérer autrement que référant à lui-même, qu’étant sa propre référence, c’est lui retirer sa signification. L’abstraction ainsi opérée propose de centrer le vivant sur un objet extérieur – le milieu. Le vivant doit donc se comprendre, selon cette vue, à partir d’une référence externe au vivant lui-même. Une nouvelle fois, cette situation n’est celle d’aucun vivant : chaque individualité apprécie le milieu plus ou moins différemment, et, en tant qu’active, elle implique un milieu qui se comprend pour elle-même par rapport à elle-même. Un vivant entièrement passif, à l’image d’un engrenage isolé, n’a absolument plus de sens. Le vivant actif et normatif dans son milieu ne comprend ce dernier et ne se comprend lui-même que par rapport à lui-même.
En somme, l’abstraction créé un vivant et un milieu qui ne correspond à aucun réel ; la volonté de comprendre la complexité d’un objet particulier s’efface devant la volonté d’accumuler une connaissance – dans le cadre d’une certaine intention. En biologie, elle est donc presque impossible du fait de la spécificité de son objet. Elle crée un monde pour le connaître plutôt que de connaître son objet à partir de cet objet lui-même. Cela pose la question de la validité d’une abstraction dans le cadre de la connaissance, en particulier en biologie.
La volonté de réduire tout objet de connaissance à des formules simples produit un risque de connaissance plus ou moins fausse dans sa concrétude. Les développements pratiques de la connaissance scientifique (l’expérimentation, la technique) peuvent pâtir de cette inadéquation avec l’objet d’étude initial. En ce qui concerne la technique, l’exemple de la médecine, étudié plus tôt, nous laisse entrevoir les possibilités d’une application pratique de la connaissance objective abstraite : un malade ne se neutralise pas, et la médecine ne peut pas exister en tant qu’elle et technique, et en tant que toute technique se comprend dans la polarité du vivant par rapport à son environnement. Dans l’expérimentation, créer un « milieu d’étude » en tant que l’on considère le milieu du vivant objectivement, c’est créer un milieu parfaitement neutre. Pour l’animal de laboratoire, c’est vivre dans un milieu qui n’existe pas normalement, et c’est donc tomber malade, subir le milieu. L’objet d’étude que l’on veut étudier en le « neutralisant » abandonne paradoxalement toute attitude normale, ou prétendument neutre. La création d’un milieu scientifique, en tant qu’elle implique un milieu imposé, pose donc aussi la question de l’expérimentation.
Le caractère séduisant de l’abstraction comporte, de manière générale, un risque de forcer l’abstraction. Par extension, forcer l’abstraction, en pratique, ce peut être provoquer la catastrophe.
« Les théories ne naissent pas des faits qu’elles coordonnent et qui sont sensés les avoir suscitées. Ou plus exactement, les faits suscitent les théories mais ils n’engendrent pas les concepts qui les unifient intérieurement ni les intentions intellectuelles qu’elles développent » (Deuxième partie, I : L’histoire de la théorie cellulaire, p.100)
Cette citation conteste la conception du progrès de la science comme progrès dépréciatif, et plus globalement toute vision dogmatique figeant la recherche.
Les savants recherchent au sein d’une sphère d’influence. Cette sphère d’influence, ce sont des auteurs, des théories et des concepts antérieurs. Par exemple, Buffon, en biologie, s’inspire de l’analytique de Newton en physique. Ceux qui s’inspirèrent de Buffon à la suite des travaux de ce dernier s’inspirèrent de son analytique en biologie. Cela signifie que toute théorie se fonde et se développe à partir de concepts ou d’intentions intellectuelles.
Si les théories naissaient des faits, on pourrait attribuer à une théorie une certaine valeur de vérité par rapport à la référence « objective » du fait. L’histoire montre cependant qu’une théorie repose bien plus sur des éléments passés, des intentions. Ne pas prendre en compte ces intentions, à la source de la théorie ou du concept que l’on admet ou que l’on défend, c’est risquer le dogmatisme.
Le dogmatisme est bien souvent le fait des disciples. Dans cette vu, la théorie actuelle, bien qu’elle s’inspire d’autres théories plus anciennes, devient vérité unique, au sens où elle n’a de rapport avec les théories anciennes qu’en tant que théorie actuelle. L’actuel a une valeur de vérité supérieure au passé, et le passé est réduit au statut d’illusion. L’histoire des sciences montre cependant que le vrai peut devenir une illusion, et que l’illusion peut devenir une vérité ; aussi, bien des savants ont indiqué eux mêmes les limites de leurs propres théories.
Il faut également noter la capacité d’une théorie à renaître sous des formes plus ou moins différentes, comme c’est le cas du vitalisme (Aspects du vitalisme).
Le fondateur d’une théorie, en tant qu’il perçoit les limites de ses propres théories, situe donc son propre travail à la fois comme issu du passé – il s’inspire de théories et de concepts antérieurs – et à la fois comme futur-passé. Le disciple dogmatique ne conçoit aucun des deux, et, par conséquent, ne parvient pas à se situer dans l’histoire.
Une recherche non stérile, productive, implique la conception du sentiment de possibilités théoriques différentes. Il n’y a pas d’avenir de la science ni de critique scientifique possible sans ouverture. La science n’est en mouvement que lorsqu’elle parvient à se retourner sur son passé.
Il est intéressant de constater l’actualité de ce texte publié il y a une soixantaine d’années dans le domaine de la connaissance du vivant.
La connaissance de la vie continue toujours de se heurter à l’originalité de son objet : ses mécanismes se découvrent à nos yeux de manière étonnante, comme le montre le cas récent de la chimiotrophie, dont l’étude débuta dans les années 1970. La conception de la vie se vit boulversée par la découverte de formes de vie abyssales se développant indépendamment de toute photosynthèse. Les questions d’expérimentation continuent de se poser : comment étudier ces animaux dans un environnement de laboratoire ? Au delà du simple mécanisme chimique que ces êtres vivants nous révèlent, l’étonnement reste intact devant leur capacité à se développer dans des milieux aussi extrêmes que ceux des fumeurs noirs ou des fumeurs blancs.
L’idée d’un milieu universel, neutre, est ici particulièrement remise en cause : comment étudier ces animaux autrement que dans leur milieu particulier, sachant que ces milieux varient, sont éphémères, entourés d’espèces chaque fois différentes ?
Aussi, ces milieux ne sont « milieux de vie » que par l’appropriation que s’en font les espèces qui y vivent ; le fait que ces milieux – les eaux profondes, toxiques, et très chaudes – étaient considérés comme probablement stériles avant le constat de ces écosystèmes spécifiques le montre bien.
La connaissance de ces formes de vie est donc particulièrement confrontée aux problèmes soulevés dans les remarques de Canguilhem. Aussi, une dernière question se pose : est-il possible, du fait qu’il s’agit là de « nouvelles formes de vie » aux yeux de l’histoire des sciences, de « créer » des vivants aussi « nouveaux » en simulant d’autres milieux extrêmes afin de délimiter les autres possibilités de modes de vie encore inconnus ?
Ce que nous enseigne la découverte de ces « nouveaux milieux », c’est qu’il est difficile d’appréhender certains modes de vie particuliers. On peut imaginer une vie, par exemple, extra-terrestre, mais pas pour autant la simuler. Les espèces s’approprient un milieu avant d’être appropriées par un milieu : si le laboratoire ne nous découvre qu’un animal malade, le « nouveau vivant » du laboratoire ne peut plus être qu’une maladie ambulante. C’est l’activité qui consiste à créer des monstruosités que Canguilhem a mentionné dans La monstruosité et le monstrueux : la science qui veut créer des formes de vie se révèle alors elle-même monstrueuse.
Il va donc de soi que la recherche actuelle sur les formes de vie abyssales extrêmes ne peut que se développer dans la prise en compte du vivant dans toute son irrégularité essentielle, du milieu centré sur le vivant lui-même – du fait par exemple, que le scientifique doit le reconnaître au vu de son importance sur la théorie comme « nouveau milieu » ; il faut aussi chercher le vivant « là où il est », du fait que toute ses singularités étonnantes ne s’expriment jamais dans un laboratoire, mais « dans la nature », là où le vivant s’approprie son milieu de vie, quitte à ce que cette appropriation ne soit qu’une aventure éphémère sans cesse menacée par l’échec1 potentiel.
Chacun de ces milieux a une durée de vie limitée. Les cheminées fourmillant de vie deviennent stériles au bout d’un certain temps. LA vie suit l’expulsion des gaz sans que ces cheminées n’entraînent nécessairement l’apparition de la vie. Le milieu se propose comme milieu de vie à tout vivant qui s’engage dans son appropriation. ↩︎