Anders : préjugement et destruction du réel

Résumé

Le jugement et l’ontologie de l’économie dans Le monde comme fantôme et comme matrice.

Présentation menée dans le cadre du séminaire d’Holger Schmid sur le jugement, Lille-3, M1 Philosophie, 2014-2015.

(Initialement titré « Perspectives du jugement dans le monde comme fantôme et comme matrice »)

Le monde comme fantôme et comme matrice1 est sans doute l’un des textes les plus importants et les plus méconnus de notre époque. Les conséquences de la radio et de la télévision, mises en évidence par Günther Anders, restent incontournables pour toute réflexion sur le rapport de l’homme au monde depuis le développement du temps réel. Plutôt que d’effectuer une simple description de la « théorie pragmatique » du jugement qui est présentée dans le livre, nous nous interrogerons sur l’avenir du jugement lui-même dans un monde comme fantôme et comme matrice, dans lequel le sujet ne se trouve plus que dans le prédicat, l’être dans la série, et le réel dans ses copies réduites. Nous retracerons dans un premier point le développement du concept de jugement à partir de ceux de fantôme et de nouvelle ; l’avenir du jugement, en particulier du jugement critique, sera étudié en deuxième partie.

§1 Le jugement comme nouvelle et comme fantôme

Le terme de jugement et son analyse n’interviennent que dans le troisième chapitre du monde comme fantôme et comme matrice, et pour cause : il est rattaché au fantôme, dont les aspects sont développés dans la partie précédente. C’est avant tout une similitude structurelle qui invite à s’interroger sur le statut laissé au jugement : « n’est-il pas tentant de supposer, en se fondant sur leurs similitudes structurelles, que les retransmissions ne sont rien d’autre que de simples nouvelles ? »2

Structure du fantôme, structure de la nouvelle

Le fantôme est caractérisé par une ambiguïté ontologique3** : les évènements retransmis sont en même temps présents et absents, réels et apparents, sont là et ne sont pas là ; ce qui nous est livré, ce n’est ni l’évènement « réel » à proprement parler – les joueurs et les supporters ne sont pas réellement dans mon salon – ni une simple image, un simple ersatz de cet évènement réel. En tant que marchandise, l’évènement retransmis doit « attirer le consommateur », c’est-à-dire susciter son intérêt : l’auditeur ou le téléspectateur n’est pas un consommateur passif, un pur réceptacle d’images. En revanche, lorsqu’il écoute ou regarde le match, c’est pour lui le match qu’il est en train d’écouter ou de regarder. Si ce n’est donc pas le réel dans son intégralité qui lui est livré, c’en est assurément une partie conçue pour susciter son intérêt : un raffinat, une copie épurée du réel qui n’en conserve que le consommable. Notre consommateur de match ne décide pas du changement de caméra, ni du commentaire : si on lui livre les supporters des tribunes, ce n’en sera qu’une partie « remarquable », quelques marginaux, quelques supporters insolites ou amusants, ou même ces anonymes dont la seule réaction consiste à faire signe lorsqu’ils se rendent compte qu’ils sont captés par la caméra et diffusés sur le film principal. Le réel retransmis ne consiste, en fin de compte, que dans ce « morceau » du réel – qui du simple fait de la retransmission en devient un – que l’on appellerait être-pour-être-retransmis. Soulignons, cependant, que ce raffinat, s’il est un produit, n’est ni le produit de la retransmission, ni un produit « naturel » du réel – son apparition ne se justifie par ailleurs qu’avec l’existence de la radio et de la télévision, du temps réel ; il est, en tant que produit, le fruit d’un travail, d’un certain processus. Ajoutons à cela cette simple conclusion : le fantôme livré à domicile est toujours un produit déjà fini4, et le monde « réel » consiste en une matière première qui est faite pour être travaillée, qu’il faut travailler, et dont il est tout à fait justifié d’optimiser la transformation – c’est-à-dire le raffinage.

En quoi la structure de la nouvelle est-elle similaire à celle du fantôme ? En partant du principe que la phrase soit comprise littéralement5, annoncer que les anglais ont débarqué n’amène en rien les anglais à celui à qui on l’apprend. La nouvelle, tout comme la retransmission, n’amène pas réellement l’évènement dans mon salon. Assurément, les anglais sont absents : Anders reprend une définition de parler comme « représenter ce qui n’est pas ici à quelqu’un qui n’est pas là-bas »6. Ce qui est apporté, cette « représentation » de l’évènement, c’est donc également un raffinat du fait réel : du débarquement des anglais dans toute son étendue, ses singularités, il n’en reste qu’un condensé essentiel, à savoir qu’ « ils sont là ». Il est inutile de savoir combien ils peuvent être, ou même où ils ont débarqué. La nouvelle « met son destinataire en demeure de se comporter comme si l’objet était présent, c’est-à-dire d’en tenir compte et de l’inclure dans ses dispositions pratiques »7 : sa raison d’être est purement pragmatique. Sans pour autant les avoir vu, le minuteman8 s’arme aussitôt et se prépare à les repousser ; celui qui lui a annoncé la nouvelle n’en attendait pas moins. Tout comme pour le fantôme, le fait que les anglais aient débarqué a été retravaillé ; à l’image du consommateur d’émissions, le destinataire profite du confort de ne pas avoir à produire ce travail de raffinage, ce qui constitue pour lui une liberté9. En revanche, il ne peut aller au-delà du raffinat apporté par la nouvelle : des anglais qui débarquent, il n’en saura rien de plus que ce qui lui a déjà été donné. En cela, il est privé de son autonomie, est dépendant du producteur de nouvelles.

La nouvelle est l’apport du raffinat du fait : mais qui produit ce raffinat ? Qui transforme la « matière première » en nouvelle prête à être comprise ? Si bien sûr ce n’est jamais exclusif à une seule personne, il y a au fondement de la nouvelle une interprétation première que reçoit le destinataire, et dont il est dispensé d’avoir à effectuer. L’observateur présent sur la plage n’a pas reçu le message « les anglais débarquent », prêt à être expédié. Il a au contraire dû se charger de détacher quelque chose de la réalité présente pour pouvoir ensuite expédier cette partie détachée : il a tranché, il a jugé10. La nouvelle se divise donc en deux : la chose dont il s’agit, et sa partie détachée, c’est-à-dire le sujet et le prédicat. C’est à partir de cette distinction qu’Anders lie nouvelle et jugement.

Nouvelle et jugement

Est-ce la nouvelle qui se divise en deux parce qu’elle est jugement, ou bien est-ce le jugement qui se divise en deux parce qu’il est nouvelle ? Il semblerait que ce soit le jugement qui soit, avant tout, une nouvelle. Cette « théorie pragmatique » du jugement se fonde, de toutes manières, sur une analogie entre fantôme et nouvelle. Quoi qu’il en soit, elle n’est pas sans conséquence sur le devenir du jugement de l’individu. Si, comme l’auteur le souligne, la nouvelle libère11 le destinataire d’un travail de jugement, elle le prive également de son autonomie de jugement : « elle l’oriente ainsi vers un choix avant même qu’il ait pu se faire une opinion »12. Le destinataire, en recevant un jugement, l’accueille comme un jugement ; lorsque, comme une marchandise, comme un fantôme, ce jugement est fait pour lui, et qu’il agit tel qu’il était prévu à sa réception, alors cette perte d’autonomie semble totale. Mais est-ce si simple ? Le jugement est-il devenu complètement impossible ? Peut-on encore juger dans ce monde ?

Il faut croire que oui : la preuve en est que la nouvelle est fondée par un jugement – sans quoi elle ne pourrait fournir de prédicat au destinataire. Mais qui donne les nouvelles ? L’individu qui relate un fait « comme s’il était vrai », après l’avoir entendu d’un autre, réagit-il comme cette nouvelle le prévoyait ? Lorsque j’apprends que « les anglais débarquent », suis-je obligé de prendre les armes ? C’est là toute une subtilité qui, malheureusement, n’est pas explicite dans le texte, et que nous avons volontairement souligné avec l’expression ambiguë « les anglais débarquent ». Cette expression désigne également l’arrivée des menstruations. Selon le contexte, l’individu qui transmet la nouvelle, et celui qui le reçoit, on peut interpréter différemment le sens de cette nouvelle. Dire que la nouvelle est un préjugement, c’est-à-dire qu’elle empêche le destinataire de juger et qu’elle juge avant lui et à sa place, revient-il à interdire cette différence de compréhension ? La nouvelle ne porte pas en elle un sens unique qu’elle imposerait au consommateur : ce consommateur ne reçoit ce sens comme sens unique que si son jugement lui-même est conçu, ou du moins calibré pour cela. Sans doute le minuteman prendra les armes ; sans doute l’homme du temps présent le prendra ou pour une blague et, si l’on tentait d’en faire une blague pour le premier, il la trouverait sûrement de mauvais goût. Mais cela revient-il pour autant à dire que le destinataire interprète ? Qu’il reçoive mal, relativement à l’intention que portait en elle la nouvelle, le prédicat qu’on lui transmet, ne signifie pas qu’il interprète pour autant ce dernier. Bien qu’une tasse se donne comme pour contenir du liquide, elle m’apparaît tout aussi convenable pour contenir des crayons. La pluralité de sens découlerait donc plutôt d’un manque de concordance entre le destinataire réel et le destinataire pour lequel est conçue la nouvelle. En cela, c’est une « mauvaise » nouvelle – parce qu’elle est mal conçue – qui permet bien l’inclusion d’un objet absent dans nos dispositions pratiques, mais qui échoue à réaliser la pratique définie qu’elle porterait en elle.

§ 2 La neutralisation de la pluralité de sens et du jugement critique

Familiarisation du monde et perte d’autonomie

Tous les jugements ne sont pas de pures « nouvelles » qui seraient, en ce sens, transmises d’un individu à un autre. Il est important de souligner le caractère médiatisé du jugement : c’est d’ailleurs en partant du fantôme que nous en sommes arrivés à la nouvelle puis au jugement. La simple livraison à domicile rend l’expérience superflue. La perte d’autonomie éprouvée par le destinataire de la nouvelle trouve déjà un écho dans les premiers paragraphes du texte : du fait qu’on le lui apporte, « l’homme n’a plus besoin d’aller vers le monde »13 ; puisqu’il n’a plus besoin d’aller vers lui et de le parcourir, « le monde a perdu ses chemins »14, et l’homme reste inexpérimenté. A travers la nouvelle comme préjugement, on retrouve la familiarisation du monde livré à domicile. « On nous livre des hommes, des choses, des situations, des évènements étrangers comme s’ils nous étaient familiers, comme si nous nous les étions déjà rendu familiers »15 : encore une fois, livrer le monde ou la nouvelle revient à procéder de la même manière. Anders décrit trois sources à cette familiarisation16, qui se rejoignent en un principe : la neutralisation de la distance, le brouillage des frontières. C’est précisément l’effet produit par les émissions qui, en effaçant les différences entre la nouvelle et sont objet, en font – de la nouvelle – un jugement apprêté. Il reste flagrant pour le consommateur de médias classiques que l’expérience offerte est médiatisée : le lecteur du journal sait que l’article qu’il est en train de lire est déjà une interprétation, qui, par ailleurs, est le plus souvent signée. Il sait donc que lui, consommateur, n’a accès qu’à une partie résumée de l’expérience immédiate, à laquelle a eu accès, en revanche, le journaliste. Ce n’est plus le cas dans les médias du temps réel : l’auditeur ou le téléspectateur prend la place du journaliste et assiste aux évènements avec lui ; la nouvelle ainsi livrée – « prise d’otages en cours à la porte de Vincennes » – a tout l’air d’une expérience immédiate. Pourtant déjà travaillée, la nouvelle se présente comme le sujet. « p » apparaît comme étant « S », et, par conséquent, comme étant encore non jugé. Le jugement livré par l’émission est un jugement qui demande à être jugé. Mais peut-on encore interpréter ce qui l’a déjà été ?

L’émission nous fera passer le jugement suivant : le parti C est le premier parti du pays : un soir d’élection, on nous présente un résultat résumé autour d’une foule en liesse – du moins dans le cadrage qui nous est offert. Le présentateur du journal télévisé n’a nul besoin de commenter : il présente un graphique, les images, le son. De là, le spectateur ne peut que conclure la même chose de la position du résultat sur le graphique – il a la plus haute colonne – de la foule en liesse – bien qu’il ne puisse pas voir que la foule est spécifiquement compactée dans le champ de la caméra – et de l’intensité des applaudissements – bien qu’il ne lui soit rien montré de l’attitude de la « foule » avant et après la séquence qui est retransmise. Bien plus subtil que la nouvelle décalée du journal classique, le temps réel rend à l’individu son autonomie. Il est évident qu’il juge, qu’il interprète ce qui lui est livré ; mais il ne peut l’interpréter que d’une seule manière. C’est en cela que l’émission moderne est beaucoup plus efficace qu’un slogan : plutôt que de prétendre à outrance que telle lessive lave plus blanc que blanc, elle va convaincre le consommateur en le mettant en position de constater lui-même l’efficacité de la lessive. Elle familiarise le jugement, en le faisant passer de l’extérieur – le jugement d’un autre qui est explicitement comme tel – à l’intérieur – ce jugement est nôtre. Il n’y a plus d’ambiguïté possible sur le sens de « les anglais ont débarqué ». Le problème de la pluralité de sens, c’est-à-dire celui de la concordance entre l’individu visé par la nouvelle et l’individu réel, est résolu par les médias du temps réel : c’est l’individu lui-même qui s’arrange sur la nouvelle déjà arrangée en jugeant sur un préjugement qui se présente comme un fait.

Le jugement critique et l’ontologie de l’économie

On semble être désormais dans une impasse : l’individu qui vit constamment sous un flux d’informations en temps réel est condamné à une interprétation réduite et faussée. Mais celui qui est devant les images ne peut-il pas, simplement, être sceptique ? On peut remettre en question le jugement qui nous est livré, nuancer les images : « il y a sûrement quelque chose que l’on ne voit pas ». Sans doute le fait de répondre à une émission en temps réel était moins courant au moment où Anders écrivait le monde comme fantôme et comme matrice. C’est aujourd’hui devenu un élément incontournable de la télévision et de l’information. On vote par téléphone pour déterminer qui est le meilleur de l’émission ; on retransmet les avis que chacun donne sur les « réseaux sociaux » : le schéma s’en voit-il pour autant renversé ? Les analyses d’Anders seraient-elles remises en cause, soixante ans après ? Pas le moins du monde.

Le premier axiome de l’ontologie de l’économie, consiste en ce que « ce qui n’a lieu qu’une fois n’est pas »17. Le modèle n’est que pour être reproduit18, et ce qui a lieu n’a lieu qu’en série. L’être ne se dit qu’au pluriel, en tant que série19. Cette réalisation parfaite de la méthode expérimentale concorde tout à fait avec les exemples que nous venons de citer, en particulier celui des « réseaux sociaux ». Un jugement, s’il est, est pour être reproduit. L’individu qui s’exprime sous cette forme inscrit sa propre interprétation dans une série de jugements identiques : il retransmet instantanément un avis, une opinion, une phrase, une nouvelle, qui est retransmise aussitôt par un autre. Un des exemples les plus récents et les plus remarquables de ce nouveau comportement est celui du Je suis Charlie20. Chaque individu qui « partageait » cet élément depuis son ordinateur ou son téléphone ou son imprimante accédait du même coup à la réalité retransmise en temps réelle par les médias de masse : il faisait partie des événements en cours, c’est-à-dire de la « vague de soutien sans précédent » livrée par les médias de masse. Il était très rare d’observer un message de soutien, un avis, une expression différente de ce jugement de masse, tout simplement parce qu’un tel jugement, trop singulier, n’aurait pas pu accéder à la réalité. C’est ainsi que s’explique également l’étrange réalité que prennent aujourd’hui des rumeurs diverses, comme celles alimentées par l’extrême droite lors des journées de retrait de l’école, durant lesquelles des parents donnaient plus de réalité à une information retransmise en masse par les réseaux sociaux qu’au démenti apporté par la réalité concrète elle-même. Le jugement ne prend de valeur qu’en masse, qu’en tant qu’il est reproduit en série. Ce premier axiome de l’ontologie de l’économie se voit d’autant plus vérifié aujourd’hui avec l’exemple des réseaux sociaux.

On nous répondra que rien n’empêche l’individu de « lancer son jugement », comme on lance son entreprise, en espérant qu’il devienne un jugement de masse ; de cette manière on sauverait, il est vrai, le jugement critique. Mais le concept même du jugement est devenu, de fait, celui du jugement de masse. Le jugement est avant tout quelque chose qui se reproduit, et non quelque chose qui se crée dans ce but. Si donc l’individu doit exprimer un jugement critique, c’est dans un jugement reproduit qu’il n’aura pas lui-même formulé. Son interprétation est ainsi toujours déjà celle d’un autre, bien que cet autre – le jugement « originel » – soit lui aussi perdu dans la reproduction en série. Le jugement solitaire, l’interprétation seulement personnelle, ne vaut pas le coup, tout comme voyager, être, sans être reproduit en photo21, n’est qu’une perte de temps, du gaspillage. Finalement, l’individu se retrouve, comme tout à l’heure, en train de reproduire un préjugé face à l’image arrangée de la foule en liesse : s’il n’est pas d’accord, c’est qu’il fait partie « de ceux » qui ne sont pas d’accord, d’un jugement de masse déjà connu et déjà travaillé. Il existe même, en politique, des « boussoles »22 pour permettre à celui ne trouverait pas son propre reflet dans les fantômes quotidiens qu’on lui livre de trouver l’opinion de masse qui lui convienne.

Il reste cependant un cas où le jugement de masse est impossible : si l’individu situe son jugement dans un jugement en série, il faut que le sujet ait déjà été jugé. Est-il possible de trouver encore une zone vierge, une opinion qui n’ait jamais été formulée, bref, un jugement neuf ? A première vue, un tel jugement ne pourrait s’exprimer – du moins au début – que sous la forme d’un jugement personnel, et non d’un jugement de masse ; mais ce serait là ignorer le second axiome de l’ontologie de l’économie : « ce qui n’est pas exploitable n’est pas »23. Le monde, avec cet axiome, devient être pour être travaillé : c’est une forme de justification de l’idéalisme. Sans l’individu qui le travaille, le monde n’est pas achevé : c’est plutôt une forme de chaos ou de gaspillage. « Ce qui se contente d’être sans l’home qui le travaille n’existe pas. Ce qui se contente d’être est gaspillé. »24. Cette zone vierge dont nous parlons peut-elle encore exister ? Si n’existe plus que ce qui est travaillé, alors il y a fort à parier qu’il n’existe plus rien à « juger » : on juge et on interprète ce qui est, c’est-à-dire le préjugé retransmis par les médias de masse ou les réseaux sociaux, ce qui s’indique du même coup comme le seul horizon d’interprétation possible. Autrement dit, il n’y a plus rien à juger au-delà de ce qui l’a déjà été, et l’individu qui inscrit son interprétation dans un jugement en série est assuré d’avoir accès à un avis sur tout.

Conclusion : l’avenir du jugement critique et la destruction du réel

Nous tombons d’accord sur un constat : le jugement est comme jugement de masse. Le jugement singulier n’est pas – en lui-même – un jugement de masse : sa réalité est nulle. Ce n’est pas là le résultat d’un complot, d’une conspiration de quelques trompeurs sur les individus abusés : c’est l’individu lui-même qui se fait homme de masse. L’émission en direct suscite une même interprétation chez des millions d’individus qui, séparément, la produisent depuis leurs salons. L’individu opère lui-même cette familiarisation qui consiste à faire nôtre le jugement d’un autre en inscrivant, avec les réseaux sociaux, son propre jugement dans la série de reproductions d’un jugement. Il est à craindre, entre les retransmissions d’évènements sélectionnés pour être montrés – en tant que marchandises – et les jugements reproduits en série qui portent sur ces évènements, que la réalité elle-même soit devenue celle de ses reproductions en série. L’expérience du monde, à l’image du jugement, est devenue une expérience en série : l’individu apprend à voir dans les copies, il devient lui-même matrice de ces copies, et la singularité disparaît tout simplement du champ d’interprétation de l’individu.

La question sur laquelle nous devrions conclure est alors la suivante : quel avenir pour la singularité, le jugement critique, la négation ? La propagation des fantômes et la reproduction massive de matrices n’annonce pas simplement un brouillard, la tombée d’un voile qui, en plus de brouiller notre vue, n’affecterait finalement que les facultés sensorielles et la compréhension de l’individu. Ce serait faire preuve d’idéalisme que de croire que, pour cela, le monde serait détruit, que la catastrophe serait imminente. Le monde n’est pas là pour l’individu, et l’individu ne se borne pas à juger et à interpréter le monde. Le jugement s’était présenté, dès le début, comme nouvelle, c’est-à-dire comme essentiellement pragmatique : son but était l’équation pragmatique, la coïncidence entre la réaction et le stimulus, entre le réel et le modèle. Cette équation n’est rien d’autre que le comportement normal du nazi – c’est-à-dire de l’ « aryen » – en face du « juif » – c’est-à-dire un exemplaire du Juif Süss. Le nazi tue un fantôme, mais détruit ce faisant un individu concret. L’allemand n’a d’autre choix que de s’interpréter comme aryen, et le juif de devenir celui des médias de propagande. Dans la situation nazie, la disparition du monde derrière ses copies s’est exprimée dans une destruction massive de la singularité : l’exclusivité du jugement nazi, interprétation diffusée par la propagande, se produisait réellement dans les autodafés – destruction et disparition du jugement écrit – et dans la déportation massive de ce que cette vision excluait de la réalité – les ennemis politiques et raciaux comme la culture « dégénérée ». Il ne suffisait pas de tuer les ennemis raciaux – ce qui n’était pas « homme » –, il fallait les faire disparaître totalement, c’est-à-dire les détruire, jusqu’à leur historicité. L’aboutissement visé par le nazisme n’était rien d’autre que cette équation entre un modèle infondé et la réalité, qui nécessitait pour cela de détruire tout ce qui, dans la réalité, ne coïncidait pas avec ce modèle. Il nous est ainsi permis de penser que cette destruction fait partie intégrante d’un monde comme fantôme et comme matrice, du règne de l’irréalité des copies, du jugement reproduit en série. Le risque encouru ici n’est pas celui d’une simple « mise en veille » de l’individu et de sa capacité, mais la destruction concrète de la réalité elle-même.

Bibliographie

- ANDERS Günther, L’obsolescence de l’homme : Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, 1956, Trad. de l’allemand par Christophe David, Paris, Encyclopédie des nuisances, coll. Ivrea, 2002, 360 p. (EO : Die Antiquiertheit des Menschen 1 ; über die Seele im Zeitalter der zweiten industriellen Revolution, Verlag C.H. Beck, München, 1956.)

- BAUDRILLARD Jean, Le système des objets, Paris, Gallimard, coll. Tel (n°33), 1978, 294 p. (Première parution en 1968)

- DEBORD Guy, Oeuvres, Paris, Gallimard, 2006, 1901 p.

Autres éléments cités

  • Maniac Mansion : Day of the Tentacle, LucasArts, 1993 (Jeu vidéo)

  1. ANDERS Günther, Le monde comme fantôme et comme matrice : considérations philosophiques sur la radio et la télévision in L’obsolescence de l’homme : Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, 1956, Trad. de l’allemand par Christophe David, Paris, Encyclopédie des nuisances, coll. Ivrea, 2002, 360 p. (EO : Die Antiquiertheit des Menschen 1 ; über die Seele im Zeitalter der zweiten industriellen Revolution, Verlag C.H. Beck, München, 1956.) ↩︎

  2. ANDERS Günther, op. cit., p. 178 ↩︎

  3. ANDERS Günther, op. cit., p. 153 ↩︎

  4. ANDERS Günther, op. cit., p. 181 ↩︎

  5. La pluralité de sens de cette expression est ici volontaire. Les dialoguistes du jeu vidéo d’aventure Day of the tentacle (LucasArts, 1993) firent de cette phrase une blague récurrente, que le joueur, qui voyage dans le temps, doit dire à un individu de 1993, et à un autre de 1783 vivant aux États-Unis peu après la guerre d’indépendance, afin de détourner leur attention. La phrase en version originale est : « Don’t look now but the British are coming ». ↩︎

  6. ANDERS Günther, op. cit., p. 179 ↩︎

  7. ANDERS Günther, op. cit., p. 180 ↩︎

  8. Nom donné aux miliciens américains durant la Guerre d’Indépendance des États-Unis (1775-1783) ↩︎

  9. ANDERS Günther, op. cit., p. 181 ↩︎

  10. Cette juxtaposition des deux verbes se trouve dans op. cit., p. 181 ↩︎

  11. On remarquera ici le jeu d’inversion – la liberté comme privation d’autonomie – que l’auteur pratique tout au long de l’ouvrage, qui n’est pas sans rappeler la formule de Guy Debord qui, onze ans plus tard, parlera de « monde réellement renversé » (DEBORD Guy, La société du spectacle in Œuvres, Paris, Gallimard, 2006, p. 768). ↩︎

  12. ANDERS Günther, op. cit., p. 182 ↩︎

  13. ANDERS Günther, op. cit., p. 134 ↩︎

  14. ANDERS Günther, op. cit., p. 134 ↩︎

  15. ANDERS Günther, op. cit., p. 138 ↩︎

  16. ANDERS Günther, op. cit., §8, p. 142-145. Ces trois sources sont la démocratisation de l’univers, le phénomène de neutralisation propre à la marchandise, et l’attitude du scientifique. ↩︎

  17. ANDERS Günther, op. cit., §22, p. 204 ↩︎

  18. Notons ici que cette dualité entre le modèle et la série trouvera un écho remarquable dans Le système des objets de Jean Baudrillard en 1968 (BAUDRILLARD Jean, Le système des objets, Paris, Gallimard, coll. Tel (n°33), 1978, p. 191-217 « Modèle et série »). ↩︎

  19. ANDERS Günther, op. cit., p. 205 ↩︎

  20. « Slogan » partagé à plusieurs millions d’exemplaires sur internet à la suite de l’attentat contre le journal Charlie Hebdo le 7 janvier 2015. Ce slogan déclaré n’en est d’ailleurs en réalité pas un, puisqu’il consiste un texte blanc sur fond noir, c’est-à-dire une image ; sa seule expression alternative consistait en un « selfie » vidéo ou photo de l’individu montrant l’image. ↩︎

  21. L’autoportrait instantané partout et à tout moment est devenu d’un usage si courant que le mot selfie est maintenant entré dans les dictionnaires. ↩︎

  22. « La boussole présidentielle », apparue en France lors des élections présidentielles de 2012. http://www.laboussolepresidentielle.fr [consulté le 11/1/2015]. ↩︎

  23. ANDERS Günther, op. cit., p.210 ↩︎

  24. ANDERS Günther, op. cit., p.216 ↩︎