Le marxisme heideggerien d'Herbert Marcuse

Résumé

Marcuse, ce marxiste qui avait voulu concilier Heidegger et Lukàcs…

Présentation menée dans le cadre du séminaire de Holger Schmid sur Heidegger, Lille-3, M2 Philosophie, 2015-2016.

Les débats sur le nazisme de Heidegger prennent souvent un tournant caricatural : l’enjeu de fond n’est rien d’autre que la condamnation ou la préservation de son œuvre. Cet enjeu finalement bien creux repose sur une conception implicite de la pensée d’un auteur comme un tout uni et en adéquation avec sa propre vie. Cette expression d’une pensée réduite et positiviste néglige le rôle de l’interprétation et de la contradiction. Si l’engagement politique de Heidegger a pu être l’origine d’une rupture nette d’avec des anciens élèves manifestement « de gauche », il nous faut remarquer que le cas inverse – que des penseurs « de gauche » se soient tournés favorablement vers Heidegger – s’est également produit, certes, avant l’engagement nazi. Le cas de Marcuse nous intéresse donc particulièrement ici. Marcuse s’est fortement tourné vers Heidegger à partir de 1927 jusqu’au début des années 1930, et tenta de l’intégrer dans un projet marxiste de philosophie concrète. Il nous paraît ainsi fondé de comprendre cette tentative de « marxisme heideggerien », et la manière dont elle peut être interprétée par rapport au contexte philosophique de l’époque et au parcours intellectuel du jeune Marcuse.

Vers la philosophie concrète

Les premiers développements politiques

On serait tenté de croire, après avoir lu ses écrits les plus célèbres – qui soit parurent dans les années 1950 et 1960, soit eurent une notoriété tardive à cette même époque – que Marcuse fut, déjà au moment où il découvre Heidegger, en possession d’une idée précise du marxisme, ou du moins d’une réflexion politique assez développée. Une telle extrapolation serait l’exemple même des effets pervers d’une réception tardive de la pensée d’un auteur : Habermas notait en 1968 que cette réception « tardive et rapide a permis l’émergence d’une image de Marcuse incorrecte du point de vue historique : la couche la plus ancienne de son développement reste méconnue »1. Sa rencontre avec quelque chose comme le marxisme date effectivement de la révolution de 1918, et coïncide effectivement avec ses premiers positionnements politiques. Il reste malgré tout à l’écart de tout engagement concret à la suite de l’assassinat de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht en 1919, qui le dégoutèrent des sociaux-démocrates. Les pamphlets socialistes furent nombreux durant cette période d’une intensité politique considérable, mais peu propice à une étude approfondie d’écrits théoriques : ce fut donc après 1919 que Marcuse se mit à lire sérieusement Marx et les autres auteurs classiques du marxisme2. Comme le note Douglas Kellner, « son intérêt pour la littérature était plus fort que celui qu’il avait pour la politique et la philosophie »3, comme le montre ses travaux de l’époque. De par son âge, sa réflexion politique se situe par rapport à d’autres références que quelqu’un comme Lukács – dont on connaît l’importance ici pour son influence dans le marxisme. Ainsi, un engagement communiste comme ce fut le cas pour le second n’a rien d’évident pour le premier : « il semble qu’après la tourmente de la guerre et la révolution allemande, Marcuse était incapable d’avoir un engagement politique clair »4 ; « [Il] était trop jeune et inexpérimenté pour poursuivre une carrière de révolutionnaire professionnel, et gravita naturellement vers ses intérêts d’origine »5. On sait, cependant, qu’il prit connaissance dès 1923 des livres de Lukács et de Korsch, Histoire et conscience de classe et Marxisme et philosophie, lorsqu’il travaillait à Berlin dans une librairie. Les commentateurs parlent peu de ce qui se passe alors entre 1923 et 1927 – sûrement d’ailleurs parce qu’il y a peu de choses à commenter – ; il publie une bibliographie de Schiller en 1925, peu importante à ses yeux, qu’il conçoit juste « comme un boulot »6.

Le besoin de concrétude : la source hongroise

Il lit Sein und Zeit dès sa parution en 1927, ce qui produit sur lui l’effet d’une révélation : « pour moi et mes amis, l’œuvre de Heidegger apparaissait comme un nouveau départ : nous ressentions son livre comme une philosophie concrète, attendue depuis longtemps »7. On insiste peut être trop peu sur ce caractère de concrétude, perçu comme une nécessité par un certain nombre d’étudiants de cette génération des années 1920. En France, Sartre alors de quelques années plus jeune que Marcuse, et qui tentera, lui aussi plus tard une tentative de conciliation du marxisme et de l’existentialisme8, reconnaît lui-même cette nécessité présente du concret : « ce qui nous intéressait, pourtant, c’étaient les hommes réels avec leurs travaux et leurs peines ; nous réclamions une philosophie qui rendrait compte de tout, sans nous apercevoir qu’elle existait déjà et que c’était elle, justement, qui provoquait cette exigence. Un livre eut beaucoup de succès parmi-nous, à cette époque : Vers le concret, de Jean Wahl. Encore étions-nous déçus par ce « vers » : c’est du concret total que nous voulions partir, c’est au concret absolu que nous voulions arriver »9. Le parallèle, n’est pas si lointain qu’il n’y paraît au premier abord : on peut même rapprocher les deux penseurs, Sartre et Marcuse, autour d’une influence commune assez évidente chez le second et quasiment ignorée de la plupart des commentateurs chez le premier. La source qui alimente ce souci de la concrétude est hongroise. Le premier chapitre de Histoire et conscience de classe insiste régulièrement sur l’orientation concrète de l’analyse dialectique : « Tandis que la dialectique qui, par opposition ces faits et à ces systèmes partiels isolés et isolants, insiste sur l’unité concrète du tout »10 ; « la connaissance de la totalité concrète en tant que reproduction en pensée de la réalité »11 ; « cette conception dialectique de la totalité (…) est, en fait, la seule méthode qui puisse saisir et reproduire la réalité sur le plan de la pensée. La totalité concrète est donc la catégorie fondamentale de la réalité »12. Si ce souci de la concrétude est certes déjà présent à l’époque de Marx, il nous est permis de penser – et la manière dont un marxiste comme Lukàcs insiste dessus en 1923 indique bien tout l’actualité du problème au sortir de la guerre – que, pour Marcuse, le stimulant de cette problématique fut Lukács lui-même, qu’il connaissait d’ailleurs déjà pour sa Théorie du roman. En revanche, pour Sartre, la situation est différente. Il ne connaît que très peu Marx13, n’a guère les éléments pour le comprendre14, et ne le voit pas comme un auteur essentiel : tout au plus est-il pour lui une théorie parmi d’autres15. Il n’a pas non plus lu Lukács, contrairement à Marcuse. Sartre, s’il fait référence à Jean Wahl, oublie sans doute de mentionner – comme c’est souvent le cas dans tous ses travaux – l’influence manifeste de Georges Politzer sur sa propre philosophie et sur les étudiants de l’ENS à l’époque16. Au delà des pamphlets contre Bergson auquel on le réduit souvent, Politzer est l’auteur d’une Critique des fondements de la psychologie17 parue en 1928 – ses premiers articles ayant parus dès 192418 – livre dans lequel le terme de concret est également très présent, dans une forme voisine qui, elle aussi, insiste sur l’unité concrète du tout contre une fragmentation de la vie psychologique : « l’acte de l’individu concret, c’est la vie, mais la vie singulière de l’individu singulier, bref, la vie, au sens dramatique du mot »19 ; ainsi, l’explication du rêve n’est possible que par une analyse totalisante : « le rêve est ainsi un segment de l’individu particulier : on ne peut donc l’expliquer qu’en le rapportant au je, mais rapporter au je le rêve signifie alors la détermination de son sens en tant que moment dans le déroulement d’un ensemble d’évènements dont nous appelons la totalité une vie, la vie de l’individu particulier »20. Sartre a lu Politzer, l’a connu, et Politzer a, de toute évidence, lu Lukács. Poussons encore le rapprochement en notant que, lui aussi, fut impliqué dans la révolution hongroise de 1919, et que, lui aussi, reniera une partie de son œuvre pour embrasser le stalinisme. Ces quelques remarques sur les influences hongroises de deux penseurs qui tentèrent tous deux des essais parfois assez croisés sont sans doute à ajouter à une réflexion plus globale sur les relations entre Lukács et Heidegger, et sur le rôle éventuel de Politzer en tant que passeur – certes, à première vue passif – d’une certaine pensée marxiste en France dans les années vingt, notamment chez certains étudiants de l’ENS dont les intérêts se sont par la suite portés sur Heidegger pour des raisons finalement peu éloignées de celles pour lesquelles Politzer s’est tourné vers Freud – un besoin de concrétude.

La philosophie concrète

Précisions bibliographiques

Quelques précisions bibliographiques s’avèrent ici nécessaires avant de rentrer un peu plus dans le sujet. L’influence de Heidegger se fait sérieusement ressentir chez Marcuse entre 1927 et 1932, c’est-à-dire depuis la lecture de Sein und Zeit jusqu’à la thèse d’habilitation. Marcuse commence à étudier sérieusement Hegel dès 1930, prenant ainsi une orientation qui sera celle qui fondera la suite de ses travaux21. Marcuse, on le verra, situera lui-même la lecture des manuscrits de 1844 – parus en 1932 – comme un tournant décisif dans sa pensée. Suivant ce constat, on peut situer le corpus adéquat pour une étude introductive de l’interprétation marxiste de Heidegger chez Marcuse : Berträge zu einer Phänomenologie des Historischen Materialismus (1929) et Uber konkrete Philosophie (1929)22. L’influence heideggerienne dans les travaux ultérieurs de Marcuse reste délicate à interpréter. Wolin pose la question d’un Marcuse resté « heideggerien de gauche »23, et note la présence de la critique heideggerienne de la technologie dans L’homme unidimensionnel24 (1964). Ne serait-ce que pour cette simple raison, la plus grande précaution serait à prendre avant de procéder à une étude détaillée des textes postérieurs à 1929 qui, s’ils restent d’abord préparés dans une certaine proximité avec Heidegger – citons par exemple le cas emblématique de Hegels Ontologie und die Theorie des Geschichtlichkeit25(1932) – furent ensuite écrits dans celle de l’école de Francfort où, on le sait, Heidegger était peu apprécié.

La conciliation dialectique des deux pensées

Nous avons noté plus haut l’orientation vers le concret, partagée par Marcuse comme d’autres étudiants de sa génération. Nous allons voir ici quels furent les aspects de celle tentée par le premier entre Marx et Heidegger.

La conciliation de Marcuse fonctionne d’une manière dialectique : dans le dialogue entre les deux philosophies, l’une se montre toujours comme corrigeant l’autre, et les thèmes différents se complètent entre eux. Il est donc difficile de parler du « marxisme heideggerien » en fragmentant ce qui est manifestement une totalité – ou du moins une tentative de totalisation – en segments stériles, listant d’un côté les insuffisances et de l’autre les avantages de chacune des deux pensées. Le geste de Marcuse est fondamentalement marxiste – dans sa démarche dialectique de totalisation – et sa critique d’un marxisme stérile rappelle le retour au questionnement oublié introductif de Sein und Zeit. Le marxisme qu’il défend se situe dans le sillage de Lukács et de Korsch, c’est-à-dire qu’il est donc opposé aux révisionnismes – la célèbre « querelle du révisionnisme » illustrée par la brochure de Rosa Luxemburg contre Eduard Bernstein, Réforme sociale ou Révolution ?26—et la dérive autoritaire et dogmatique de ce qui deviendra le marxisme stalinien – qu’on retrouve sous les noms divers de « matérialisme dialectique », « marxisme soviétique »27 et, dans son acceptation vulgaire, « marxisme-léninisme » — issue de la Dialectique de la nature28, c’est-à-dire une vision mécaniste de l’histoire, pensée réductionniste qui écrase la pratique révolutionnaire sous les lois de l’histoire, et l’individu sous la classe et les groupes29. Cette crise du marxisme appelle à la reconstruction de ce dernier, c’est-à-dire à refonder le marxisme en mettant au jour ses propres fondations, ce qui explique l’intérêt porté au jeune Marx – l’étude attentive des manuscrits de 1844 en 1932 – et à Hegel, dont la négligence fut si courante parmi les militants marxistes que Lukács notait dans son avant-propos à Histoire et conscience de Classe que « l’avertissement de Marx de ne pas traiter Hegel comme un “chien crevé” est resté lettre morte, même pour beaucoup de bons marxistes »30. Un marxisme stérile développera et utilisera alors des concepts faussés sur l’histoire, la société, la culture, l’individu. Au-delà d’un retour aux sources, la phénoménologie peut jouer un rôle central dans la mesure où elle éliminerait le matérialisme grossier à l’origine de cette dérive, mettant de côté le problème d’une « priorité de la matière »31 ; ne perdons pas de vue la recherche de la concrétude à travers la totalisation dialectique, et donc l’aversion qui en découle pour tout matérialisme ou tout subjectivisme.

Apports heideggeriens

On comprend mieux la fraîcheur de Heidegger dans un tel contexte. Là où, d’un côté, nous avons une pensée réduisant tout aux mécanismes socio-économiques, c’est-à-dire centrée sur des structures générales et finalement abstraites, Heidegger propose une philosophie tout au contraire centrée sur l’individu. Le problème de l’individu, en tant qu’il fut négligé par le marxisme réductionniste, n’est pas une préoccupation étrangère au marxisme lui-même : il est vrai qu’il est posé par Lukács dans Histoire et Conscience de Classe : la société capitaliste objective et aliène les individus ; ces derniers sont privés de leur propre vie concrète et sont réduits à une individualité abstraite32, leur activité aliénée devient partie intégrante des forces objectives qui se dressent contre les autres. Le problème de la pratique révolutionnaire, qui se pose ici comme celui de la privation de la liberté individuelle dans une société capitaliste, va être à la source de la réflexion de Marcuse sur le concept d*’actes radicaux*, concept qui jouera un rôle important dans ses réflexions des années 1960.

De la même manière qu’il reprendra Hegel sur le concept de Liberté dans Raison et Révolution33 puis dans L’homme unidimensionnel34, Marcuse fait reposer le problème de la pratique révolutionnaire sur la tension entre « est » et « devrait » : c’est-à-dire qu’elle se pose lorsque « l’acte est saisi comme étant la réalisation décisive de l’essence humaine et, en même temps, lorsque cette réalisation apparaît précisément comme une impossibilité factuelle, c’est-à-dire dans une situation révolutionnaire »35. L’acte radical se situe précisément dans l’éclatement de cette tension : « l’action radicale est, d’après son essence, nécessaire, à la fois pour l’acteur et pour l’environnement dans lequel elle a lieu. A travers son occurrence historique, elle transforme une nécessité – elle transforme quelque chose qui est devenu totalement intolérable – et propose justement à la place la nécessité qui seule peut contredire l’intolérable »36. Il exprime une nécessité historique, dont l’exigence provient de la situation historique elle-même – « l’acte radical doit (par rapport à l’acteur) arriver comme une nécessité concrète du Dasein humain et doit (par rapport à l’environnement) être nécessaire pour le Dasein humain concret. La sphère de cette nécessité concrète est l’histoire. Toutes les déterminations de l’acte radical s’unissent dans leur détermination fondamentale comme historicité »37. Bien qu’à première vue cette réflexion repose sur une idée somme toute assez classique – le sujet de la révolution reste d’ailleurs ici le prolétariat : « l’acte historique n’est possible qu’en tant qu’acte de prolétariat car c’est le seul Dasein avec l’existence duquel l’acte est donné de manière nécessaire »38 –, les concepts de pratique révolutionnaire et d’acte radical font écho à ceux de résolution et d’authenticité. C’est ici que les deux pensées se mêlent, de manière d’ailleurs critique, ce qui était attendu d’une telle forme de totalisation dialectique.

Le concept d’inauthenticité est en effet très utile pour expliquer l’échec du développement d’une conscience révolutionnaire : les remarques de Heidegger dans le §6 de Sein und Zeit – « le Dasein est pris dans une interprétation traditionnelle du Dasein ; il a grandi en elle. C’est à partir d’elle qu’il se comprend d’abord, et même en un sens constamment » ;  « Le Dasein peut découvrir la tradition, la conserver, la poursuivre expressément » ; « Si celle-ci demeure en retrait pour le Dasein et aussi longtemps qu’elle le demeure, c’est également la possibilité du questionnement et de la découverte historique de l’histoire qui lui est refusée »39 – trouvent des résonnances communes à celles des remarques de Lukács sur la réification : « la structure marchande de toutes les “choses” et la conformité de leurs relations à des “lois naturelles” étant, pour l’individu, quelque chose de préexistant sous une forme achevée, quelque chose de donné qui ne peut être supprimé »40. Au concept d’inauthenticité répond celui de résolution : le projet d’une transformation de soi par le choix des possibilités authentiques données par l’héritage, c’est-à-dire l’ensemble des possibilités authentiques d’existence. Ce sur quoi Marcuse met l’accent dans ces pages, ce n’est ni plus ni moins que les implications révolutionnaires de l’analyse de Heidegger. Le projet d’authenticité – Heidegger – est parallèle à la théorie de la révolution – Marx – : « Marcuse a vu dans Heidegger et Marx une critique sociale radicale, combinée à une incitation à l’action radicale pour renverser les “situations intolérables” »41. Mais cette visée totalisante est, du même coup, nécessairement critique, aussi bien – on l’a vu plus haut – pou un certain marxisme que pour Heidegger : « Heidegger a conduit son investigation radicale au point le plus avancé atteint à ce jour par – et que peut atteindre – la philosophie bourgeoise »42 ; « Contre les concepts bourgeois de liberté et de détermination, il a proposé une nouvelle définition de l’être-libre comme le choix de la nécessité, comme la capacité authentique à saisir les possibilités qui ont été prescrites et pré-données ; de plus, il a établi l’histoire comme étant la seule autorité par rapport à cette “fidélité à l’existence propre”. C’est ici, cependant, que l’impulsion radicale touche à sa fin »43.

Inconcrétudes de Heidegger

C’est justement ici qu’apparaissent les inconcrétudes de Heidegger : son analyse reste abstraite, et, de ce fait, tombe dans un écueil individualiste. C’est l’absence d’une concrétude historique – telle qu’elle apparaît chez Lukács – qui lui est reprochée – «  la philosophie concrète doit devenir historique, doit s’insérer dans la situation historique concrète. Le devenir historique de la philosophie signifie que, avant tout, la philosophie concrète doit analyser le Dasein contemporain dans sa situation historique, en regardant quelles sont les possibilités disponibles d’appropriation de la vérité »44. Pour celui qui se demande ce qu’est ainsi concrètement une existence authentique, une analyse des formes d’authenticité spécifiques à la société actuelle, c’st à dire situant au sein d’un processus historique unitaire les conditions matérielles d’existence, la conscience, ou les valeurs s’avère nécessaire ; or, pour Heidegger, l’inauthenticité n’est pas quelque chose de spécifique à une situation historique particulière45. Ces conditions matérielles – concrètes – nécessaires pour l’analyse sont reléguées dans l’histoire ontique, faisant du même coup de l’histoire un concept exclusivement abstrait. L’absence de la radicalité recherchée ici par Marcuse souligne, malgré la puissance des termes utilisés dans l’annonce d’une herméneutique destructrice, le caractère essentiellement conservateur du projet de Sein und Zeit : « les étudiants allemands pouvaient suivre Heidegger et être “authentiques” tout en se conformant aux forces sociales dominantes. Ce pseudo radicalisme fut très dangereux, en tant qu’il conduisit à une répression des problèmes réels de la vie sociale, et à un refus de l’engagement socio-politique »46.

Tout comme il faut refonder le marxisme, Marcuse adopte un geste similaire à Marx : ce dernier ayant concrétisé Hegel, le précédent veut concrétiser Heidegger, c’est dire concrétiser ses potentialités révolutionnaires. On aura maintenant compris la complémentarité des théories que nous avons souligné au départ : le marxisme – victime d’une dérive réductionniste – trouvera dans Sein und Zeit des éléments essentiels pour une théorie de la pratique radicale et du projet révolutionnaire – perdues dans la réduction aux lois mécaniques de l’histoire et à la classe – et la phénoménologie existentielle trouvera la théorie matérialiste de l’histoire qui lui fait défaut dans le marxisme.

Conclusion

Nous parvenons ainsi à mieux saisir le sens du projet de Marcuse ; cependant, on le sait, ce ne fut finalement qu’un projet, limité à quelques articles. On peut dire que, en quelques sortes, la refondation du marxisme soulignée plus haut s’est suffit à elle-même : « il ne serait que peu exagéré de dire que, ce que Marcuse a cherché pendant quatre ans chez Heidegger, il le trouve soudainement dans Marx : un fondement philosophique au matérialisme historique »47. Marcuse dira plus tard de la parution des manuscrits de 1844 : « c’était, d’une certaine manière, un nouveau marxisme théorique et pratique. Après cela, Heidegger contre Marx n’était plus un problème pour moi »48. De manière générale, il avait déjà suivi un chemin l’éloignant progressivement de Sein und Zeit : son approfondissement de Hegel, qui mènera à la thèse d’habilitation de 1932, avortée pour des raisons qui demeurent encore aujourd’hui obscures, prendra une part définitivement majeure dans son œuvre – le point culminant en étant certainement Raison et révolution – au détriment de Heidegger avec qui la rupture aura lieu en 1932, au moment même où Marcuse va rejoindre le Institut für Sozialforschung – essentiellement opposé à Heidegger – et où Heidegger va effectuer son tournant politique, en s’engageant dans le mouvement nazi. On retiendra de ce geste du jeune Marcuse sa précocité en la matière, annonçant les tentatives ultérieures d’entente entre le marxisme et la phénoménologie dans des textes d’après-guerre comme ceux de Sartre, Merleau-Ponty, Tran Duc Thao ou de Kosik.

Bibliographie

Textes de Marcuse

- MARCUSE Herbert, L’homme unidimensionnel : essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, trad. de l’anglais par Monique Wittig revue par l’auteur, Paris, éd. de Minuit, 2008, 288 p. (EO : One-dimensional man : Studies in the Ideology of Advanced Industrial Society, Boston, Beacon Press, 1964)

- MARCUSE Herbert*, L’ontologie de Hegel et la théorie de l’historicité*, trad. de l’allemand par G. Raulet et H-A. Baatsch, Paris, éd. de minuit, 1972, 342 p. (EO : Hegels Ontologie und die Theorie des Geschichtlichkeit, Frankfurt, Vittorio Klostermann, 1932).

- MARCUSE Herbert, Le marxisme soviétique, Paris, Gallimard, 1963, 376 p.

- MARCUSE Herbert, Heideggerian marxism, University of Nebraska Press, 2005, 228 p.

- MARCUSE Herbert, Raison et révolution : Hegel et la naissance de la théorie sociale, trad. de R. Castel et P-H. Gonthier, Paris, éd. de minuit, 1968, 480 p. (EO : Reason and Revolution : an introduction to the dialectical thinking of Hegel and Marx, Oxford University Press, 1941).

- MARCUSE Herbert, Theory and Politics : a discussion, Telos, 38, 1979

Autres textes cités

- BEAUVOIR (de) Simone, La cérémonie des adieux suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre, Paris, Gallimard, 1981, 559 p.

- ENGELS Friedrich, Dialectique de la nature, 1883 [disponible en ligne à https://www.marxists.org/francais/engels/works/1883/00/engels_dialectique_nature.pdf (consulté le 27/12/2015)].

- HEIDEGGER Martin, Être et temps, trad. E. Martineau, [disponible en ligne à http://t.m.p.free.fr/textes/Heidegger_etre_et_temps.pdf (consulté le 27/12/2015)].

- KELLNER Douglas, Herbert Marcuse and the crisis of marxism, London, Macmillan Press, 1984, 505 p.

- LUKACS Gyorgy, Histoire et conscience de classe, éd. électronique réalisée à partir de Paris, éd. de minuit, 1960, [disponible en ligne à http://classiques.uqac.ca/classiques/Lukacs_gyorgy/histoire_conscience/Histoire_conscience.doc (consulté le 27/12/2015)].

- LUXEMBURG Rosa, Réforme sociale ou révolution ? in Anthologie 1899-1919, p. 10-76 [disponible en ligne à http://www.paulgossart.com/textesphilosophie/105-quelques-anthologies-marxistes (consulté le 20/12/2015)].

- POLITZER Georges, Critique des fondements de la psychologie :la psychologie et la psychanalyse, Paris, Presses universitaires de France, 1967, 262 p. (première parution en 1928)

- POLITZER Georges, Contre Bergson et quelques autres : écrits philosophiques 1924-1939, Paris, Flammarion, 2013, 436 p.

- SARTRE Jean-Paul, Questions de méthode in Critique de la raison dialectique t.1 : théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard, 1985 (première parution en 1960).

Pages électroniques

- Bibliographie française et détaillée de Marcuse [ http://paulgossart.com/textesphilosophie/101-marcuse-une-bibliographie] (consulté le 27/12/2015).


  1. Cité dans MARCUSE Herbert, Heideggerian marxism, University of Nebraska Press, 2005, p.xi (« The relatively late and then very rapid reception of Marcuse’s work has allowed a historically inaccurate image of him to emerge : the older strata of his development remain unrecognizable » (traduction personnelle)). ↩︎

  2. Voir KELLNER Douglas, Herbert Marcuse and the crisis of marxism, London, Macmillan Press, 1984, p. 17. ↩︎

  3. Ibid., p. 18 (« his interest in literature was stronger than his interest in politics and philosophy » (traduction personnelle)). ↩︎

  4. Ibid., p. 17 (« It seems that after the turmoil of the war and the German Revolution, Marcuse was unable to make any clear political commitments » (traduction personnelle)). ↩︎

  5. Ibid., p. 18 (« Marcuse was too young and inexperienced to pursue the career of a professional revolutionary, and gravitated naturally towards his former interests » (traduction personnelle)). ↩︎

  6. Ibid., p. 33 (« a Schiller bibliography wich appeared in 1925 and wich Marcuse insists was “just a job” and “unimportant” for his intellectual development » (traduction personnelle)). ↩︎

  7. MARCUSE Herbert, Heideggerian marxism, p. xii (« To me and my friends, Heidegger’s work appeared as a new beginning : we experienced his book [Being ant Time] (and his lectures, whose transcripts we obtained) as, at long last, a concrete philosophy » (traduction personnelle)). ↩︎

  8. Voir SARTRE Jean-Paul, Questions de méthode in Critique de la raison dialectique t.1 : théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard, 1985 (première parution en 1960). ↩︎

  9. SARTRE Jean-Paul, Questions de méthode, p. 29. ↩︎

  10. LUKACS Gyorgy, Histoire et conscience de classe, éd. électronique réalisée à partir de Paris, éd. de minuit, 1960, p. 22. [disponible en ligne à http://classiques.uqac.ca/classiques/Lukacs_gyorgy/histoire_conscience/Histoire_conscience.doc (consulté le 27/12/2015)]. ↩︎

  11. Ibid., p. 24. ↩︎

  12. Ibid., p. 25. ↩︎

  13. SARTRE Jean-Paul, op. cit., p. 28. ↩︎

  14. Ibid. ↩︎

  15. « [Ça m’a fait] l’effet d’une doctrine socialiste, que je trouvais bien raisonnée. Je vous ai dit que je croyais comprendre, et que je n’y comprenais rien : je ne voyais pas le sens que ça avait dans le moment. Les mots je les comprenais, les idées, je les comprenais ; mais que ça s’applique au monde du présent, que la notion de plus-value ait un sens actuel, ça je ne le comprenais pas. » (BEAUVOIR (de) Simone, La cérémonie des adieux suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre, Paris, Gallimard, 1981, p. 481). ↩︎

  16. En particulier Sartre, son grand ami Henri Lefebvre (jusqu’à leur rupture en 1936), Merleau-Ponty, ou encore Canguilhem qui, disait-on, connaissait par cœur certains textes de Politzer. ↩︎

  17. POLITZER Georges, Critique des fondements de la psychologie :la psychologie et la psychanalyse, Paris, Presses universitaires de France, 1967 (première parution en 1928) ↩︎

  18. Voir POLITZER Georges, Contre Bergson et quelques autres : écrits philosophiques 1924-1939, Paris, Flammarion, 2013, 436 p. ↩︎

  19. POLITZER Georges, Critique des fondements de la psychologie :la psychologie et la psychanalyse, p. 51. ↩︎

  20. Ibid., p. 54. ↩︎

  21. Voir KELLNER Douglas, op. cit., p. 69. ↩︎

  22. Pour une liste plus détaillée, on ira voir notre bibliographie en ligne à http://paulgossart.com/textesphilosophie/101-marcuse-une-bibliographie (consulté le 27/12/2015). La plupart des textes de la période 1927-1932 ont été réédités dans le volume Heideggerian Marxism en 2005 (voir note 1). Trois de ces textes ont été traduits en français en 1971, dans un volume paru sous le titre Philosophie et Révolution (Paris, Denoël-Gonthier, 1971, 156 p.). Cette édition porte d’ailleurs sur la couverture le sous-titre ridicule de « Marx, Mao, Mai », dont le sens demeure obscur aussi bien par rapport à Marcuse lui-même, qu’au contenu du livre qui date de sa période heideggerienne. ↩︎

  23. WOLIN Richard dans MARCUSE Herbert, Heideggerian marxism, p. xxvii (« Did Marcuse, in some meaningful sense, remain a Left Heideggerian ? » (traduction personnelle)) ↩︎

  24. MARCUSE Herbert, L’homme unidimensionnel : essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, trad. de l’anglais par Monique Wittig revue par l’auteur, Paris, éd. de Minuit, 2008, 288 p. (EO : One-dimensional man : Studies in the Ideology of Advanced Industrial Society, Boston, Beacon Press, 1964) ↩︎

  25. MARCUSE Herbert*, L’ontologie de Hegel et la théorie de l’historicité*, trad. de l’allemand par G. Raulet et H-A. Baatsch, Paris, éd. de minuit, 1972, 342 p. (EO : Hegels Ontologie und die Theorie des Geschichtlichkeit, Frankfurt, Vittorio Klostermann, 1932). ↩︎

  26. LUXEMBURG Rosa, Réforme sociale ou révolution ? in Anthologie 1899-1919, p. 10-76 [disponible en ligne à http://www.paulgossart.com/textesphilosophie/105-quelques-anthologies-marxistes (consulté le 20/12/2015)]. ↩︎

  27. MARCUSE Herbert, Le marxisme soviétique, Paris, Gallimard, 1963, 376 p. ↩︎

  28. ENGELS Friedrich, Dialectique de la nature, 1883 [disponible en ligne à https://www.marxists.org/francais/engels/works/1883/00/engels_dialectique_nature.pdf (consulté le 27/12/2015)]. ↩︎

  29. Voir KELLNER Douglas, op. cit., p. 58. ↩︎

  30. LUKACS Gyorgy, op. cit., p. 13. ↩︎

  31. Voir KELLNER Douglas, op. cit., p. 62. ↩︎

  32. Les remarques de et sur Politzer trouvent ici une résonnance particulière. ↩︎

  33. MARCUSE Herbert, Raison et révolution : Hegel et la naissance de la théorie sociale, trad. de R. Castel et P-H. Gonthier, Paris, éd. de minuit, 1968, 480 p. (EO : Reason and Revolution : an introduction to the dialectical thinking of Hegel and Marx, Oxford University Press, 1941). ↩︎

  34. MARCUSE Herbert, L’homme unidimensionnel, p. 157. ↩︎

  35. MARCUSE Herbert, Heideggerian marxism, p. 4 (« The question of radical action can only meaningfully be posed at the moment when the act is grasped as the decisive realization of the human essance and yet when, at the same time, precisely this realization appears to be factical impossibility – that is, in a revolutionnary situation » (traduction personnelle)). ↩︎

  36. MARCUSE Herbert, Heideggerian marxism, p. 5. (« Radical action is, according to its essence, necessarry, both for the actor and for the environment in chich it is performed. Through its historical occurrence it transforms necessity – transforms something that had become utterly unbearable – and posits in its place precisely the necessity that alone can sublate the unbearable » (traduction personnelle)). ↩︎

  37. Ibid. (« The radical act must (in relation to the doer) happen as a concrete necessity of concrete human Dasein and it must (in relation to the environment) be necessary for concrete human Dasein The sphere of this concrete necessity is history. All determinations of the radical act unite in their foundational determination as historicity » (traduction personnelle)) ↩︎

  38. Ibid. p. 32 (« The historical act is only possible today as the act of the proletariat, because it is the only Dasein within whose existence the act is necessarily given » (traduction personnelle)). ↩︎

  39. HEIDEGGER Martin, Être et temps, trad. E. Martineau, p. 37 [disponible en ligne à http://t.m.p.free.fr/textes/Heidegger_etre_et_temps.pdf (consulté le 27/12/2015)]. ↩︎

  40. LUKACS Gyorgy, op. cit., p. 138. ↩︎

  41. KELLNER Douglas, op. cit., p. 46 (« Marcuse saw in both Heidegger and Marx a radical social critique, combined with an impulse for radical action to overcome “intolerable situations” » (traduction personnelle)). ↩︎

  42. MARCUSE Herbert, Heideggerian marxism, p. 15. (« Heidegger has driven his radical investigation to the most advanced point that bourgeois philosophy has yet achieved – and can achieve » (traduction personnelle)). ↩︎

  43. Ibid. (« Against the bourgeois concepts of freedom and determination, he has posed a new definition of being free as the ability to choose necessity, as the genuine ability to grasp the possibilities that have been prescribed and pregiven ; moreover, he has established historiy as the sole authority in relation to this “fidelity to one’s own existence”. Here, however, the radical impulse reaches its end » (traduction personnelle)). ↩︎

  44. Ibid., p. 44. (« (…) concrete philosophy must become historical, it must insert itself into the concrete historical situation. The becoming historical of philosophy means, firstly, that concrete philosophy has to investigate contemporaneous Dasein in its historical situation, with an eye toward which possibilities for the appropriation of truths are available to this Dasein, which truths it can realize, and which are necessary to it » (traduction personnelle)). ↩︎

  45. Voir KELLNER Douglas, op. cit., p. 47. ↩︎

  46. Ibid., p. 49 (« German students could follow Heidegger and be “authentic” while still conforming to the dominant social powers. This pseudo-radicalism was very dangerous, for it led to a repression of the real problems of social life, and a refusal of social-political involvement » (traduction personnelle)). ↩︎

  47. WOLIN Richard in Heideggerian Marxism, p. xxiv (« It would only be a slight exaggeration to say that, suddenly, what for four years Marcuse had been seeking in Heidegger he found in Marx : a philosophical grounding for historical materialism » (traduction personnelle)). ↩︎

  48. MARCUSE Herbert, Theory and Politics : a discussion, Telos, 38, 1979 (cité dans Heideggerian marxism, p. xxiv (« This was, in a certain sense, a new practical and theoretical Marxism. After that, Heidegger versus Marx was no longer a problem for me » (traduction personnelle))). ↩︎