Séparation et réduction du monde : la propagande radiophonique nazie

Introduction : les aspects d’un oubli

« On n’oublie rien de rien / On n’oublie rien du tout / On n’oublie rien de rien / On s’habitue, c’est tout. »1

Problèmes de compréhension et de terreur

La question « pourquoi le nazisme » est légitime ; la considérer non pas comme superflue, mais comme évidente serait au contraire dangereux : ainsi tomberait-elle dans l’oubli.

L’effroi oublié

Les années passent, et le recul sans cesse plus grand tend désormais à occulter le problème nazi proportionnellement à l’exposition abondante que l’on en fait. On ne compte plus les films sur la Shoah, les biographies d’Hitler, les documentaires sur les camps. Les articles racoleurs s’occupent des « plans secrets des nazis », et les négationnistes se chargent, depuis plusieurs décennies maintenant, d’épancher la soif de contre-histoire des amateurs de conspirationnisme, et de servir les intérêts de l’extrême droite et de sa mission d’« information » alternative. Plus généralement, le passé nazi2 se montre acquis, intégré, digéré : la « bête » a été vaincue, nous pouvons dormir sur nos deux oreilles et aller prendre un selfie à Oradour, tout sourire, devant un « ici lieu de supplice – recueillez-vous »3.

Il n’y a pourtant pas lieu de sourire, ni de dormir sur ses deux oreilles. Est-ce vraiment si simple que cela ? Le nazisme n’était-il vraiment qu’une erreur dans une crise économique ? Que le résultat de la « folie de quelques-uns » ? Qu’une expression de la soi-disant « bêtise humaine » ? Dans ce conte de fées absurde, le nazi n’est jamais qu’un fou ou un méchant par nature4, ou plus simplement un vil opportuniste semblable au collaborateur de la gestapo incarné par Gérard Jugnot dans « Papy fait de la résistance »5. Le mal incarné, et immédiatement reconnaissable ? Il aurait fallu être d’une stupidité sans bornes pour suivre ainsi de tels démons dans leurs desseins obscurs. Le tableau est certes rassurant, car la rencontre de tels individus, malfaisants par nature, est aujourd’hui rare ou tout simplement impossible. Cette rareté a une raison : c’est que l’homme-méchant-par-nature que nous rencontrons dans les films à clichés n’existe tout simplement pas. Ce qui a terrifié, dans le nazisme, c’est toute l’actualité de l’horreur de sa violence. C’est le collègue de travail de Klemperer qui, sans crier gare, devient un fervent défenseur d’Hitler et du Parti ; c’est le voisin qui nous dénonce ; c’est le beau-frère qui devient milicien : en quoi serait-il impossible que ces peurs soient vérifiées ? En quoi est-il impossible que cet homme qui marche dans la rue, simple anonyme, se retrouve dans une salle mal éclairée et humide, à interroger un suspect ? Faire tomber le vernis de l’industrie de la mémoire, c’est retrouver le questionnement oublié que suscite le nazisme ; c’est se retrouver terrifié par la possibilité toujours trop proche de sa violence et de sa destructivité. Ce n’est pas autre chose qu’un questionnement sur la possibilité que, le plus souvent, on exprime à propos du nazisme ; « comment a-t-on pu ? » fonde le malaise à l’origine de « est-ce que tu savais ? ». C’est suite au même vertige de la possibilité réalisée devant la torture systématique en Algérie que nous demandons, ou plutôt, pour la majorité d’entre nous, demanderons à nos parents, grands-parents ou arrières grands parents « si ils savaient ».

L’écueil de l’explication psychologique et morale

Comprendre le nazisme, est-ce simplement retrouver la cause d’un effet ? Le malaise de la possibilité, en lui-même, ne demande pas de cause. Celui qui cherche la cause du nazisme cherche une assurance préventive à la possibilité qui provoque le malaise ; mais une vision purement causale au mieux ne guérit pas le malaise : au pire, elle le cache, comme la poussière sous le tapis. C’est pourtant de cette manière que l’on a le plus souvent formulé des thèses sur le sujet, et plus particulièrement celle de l’explication psychologique, qui fait du nazisme un épisode de folie collective, un simple mauvais rêve, ou encore une banale manipulation. Si cette explication a bien servi les représentations populaires ou romancées d’Hitler, elle se retrouve complètement inutile voir fausse face au cas Eichmann. L’explication psychologique est obligée de faire de quelques-uns des fous furieux, et de tous les autres des esprits faibles et salivant devant les parades nazies suivant un schéma naïf de stimuli-réponses. Tout choix responsable résulte de la folie, et toute participation passive relève de l’erreur et de la fâcheuse force d’une illusion. Les citoyens à qui l’on aura enseigné convenablement la distinction entre le bien et le mal pourront ainsi, puisque les gentils ont triomphé de la sorcière, dormir paisiblement. Encore une fois, retrouvons le vertige de la possibilité : sans doute le garde nazi tue, torture, ou participe à la destruction d’une manière légitime ; c’est le bien qu’il accomplit ou qu’il défend, c’est l’accomplissement du destin de la race aryenne dans la destruction méritée de la vermine juive, communiste, et franc-maçonne. Sans doute le lieutenant Erulin inscrit-il son action dans une croisade, lorsqu’il prononce ces mots : « Ce qu’on fait ici, on le fera en France. Ton Duclos et ton Mitterrand, on leur fera ce qu’on te fait, et ta putain de République, on la foutra en l’air aussi ! Tu vas parler, je te dis ! »6. Sans doute trouvait-on légitime les bombardements au napalm, l’atomisation de l’ennemi japonais, le bombardement des civils allemands. L’explication psychologique tente de caler le fait nazi – comme toutes les violences de masse – dans un cadre moral qui ne lui convient pas. Toutes les considérations morales sur le nazisme sont vaines, car elles le rendent en même temps complètement imperméable à la compréhension.

L’arrogance infantilisante de la Vérité

Une autre erreur consisterait à considérer d’emblée les agissements nazis sous l’angle de la vérité et de la fausseté. En bien des points, cela revient à parler de l’allemand comme de quelqu’un qui se serait trompé, que l’on aurait fait basculer dans le faux. Ainsi faudrait-il condamner les responsables de cette situation – les trompeurs conscients – et soigner les victimes – les enfants faibles et manipulables. « Plus bêtes que méchants ? Oui, c’est bien possible. Mais est-ce une excuse ? Mille fois non »7 disait Darien à propos des bourreaux ordinaires de l’armée française. Cette arrogance est celle-là même du rationalisme : parce que nous détenons la Vérité, nous nous devons d’en éclairer les autres esprits égarés dans l’obscurantisme. Ce positionnement rejoint les préjugés moraux soulignés plus haut. Considérer le nazi comme un individu trompé, c’est le considérer d’un point de vue selon lequel il a déjà tort : alors ma compréhension continue de buter contre ce nazi obscur et incompréhensible. Je ne peux comprendre son point de vue : je n’y accède même pas ; mais le but de notre recherche n’est, rappelons-le, précisément rien d’autre que celui de cerner son point de vue, de comprendre sa situation. Il n’est pas d’autre choix que de considérer son point de vue comme vrai. Dans la recherche de la situation nazie, la notion de vérité est impuissante : elle n’y a plus sa place. En termes d’explication, elle est même inutile et dépassée. En logique, qu’une chose soit vraie suffit à admettre qu’une autre soit fausse ; la situation nazie met visiblement cette règle en échec. Le nazisme, en plus de la morale, a rendu la vérité obsolète.

Comprendre la réalisation du nazisme, c’est retrouver la situation nazie dans laquelle le garde se situe, situe l’individu – ou plus précisément la chose – qu’il tue, qu’il torture, ou dont il participe à la destruction ; c’est retrouver la manière dont le nazi comprend ce qu’il fait, ce que font les autres, le monde dans lequel il se situe lui-même et tous les autres. Puisqu’elle s’en abstrait, la recherche de la situation nazie évite l’écueil de l’explication morale. Elle tente d’actualiser la situation qui nous pose problème et qui nous terrifie, c’est à dire en ne cherchant justement pas à l’enfermer dans une imagerie abstraite qui appartiendrait au passé, mais en imaginant le contexte concret dans lequel la possibilité de cette situation se voit effectivement réalisée. Littéralement, c’est essayer de « se mettre à la place du nazi » pour voir le monde dans lequel il vit, et ainsi retrouver sa compréhension individuelle.8

Le monde du nazisme

Parce qu’elle était occultée, nous avons vu qu’il nous était possible de retrouver la question du nazisme – c’est-à-dire celle de la réalisation de sa possibilité. Pour obtenir, à défaut d’une réponse, une certaine compréhension, il nous faut retrouver la situation nazie. En quoi consiste le monde du nazisme ? Dans quoi le nazi situe et se situe-t-il ? Notre champ de recherches se limitera à deux aspects fondamentaux du monde nazi : la séparation et la réduction.

La séparation approchée

La séparation est directement liée à l’antisémitisme et à l’utilisation de la radio.

Il peut paraître curieux de lier ensemble une étude de l’antisémitisme et une étude des médias. Cette manière peu courante d’aborder le problème reste tout à fait cohérente vis-à-vis du but que nous poursuivons. La spécificité de la destruction des Juifs d’Europe a été maintes fois soulignée, mais son explication est toujours restée insuffisante, faute d’avoir posé la question correctement. Saul Friedländer la formule en ces termes : « Comment définir (…) une entreprise d’extermination résultant d’une représentation mythique du monde, où une infime minorité d’êtres humains prend, dans l’imagination des persécuteurs, les aspects les plus terrifiants et où un fantasme extraordinaire efface la réalité pour devenir le motif fondamental de l’extermination ? »9 ; sa méthode – loin d’apporter des conclusions du « domaine des certitudes » mais plutôt de celui des « probabilités »10 – s’inspire de la psychanalyse. C’est, encore une fois, glisser sur la surface du problème : pourquoi aborder une question d’effacement de la réalité, à chaque fois, sous l’angle de la psychologie, ou de la sociologie ? C’est ici que se justifie une étude proprement philosophique du nazisme. Nous voulons examiner les conséquences réelles des médias du temps réel, ainsi que l’importance qu’elles prennent dans la réalisation de l’antisémitisme et du monde du nazisme.

L’antisémitisme suppose toute une situation de l’individu par rapport aux autres et par rapport à lui-même : l’antisémite implique un monde de l’antisémite, dans lequel ses rapports au monde – sa situation – prennent sens. L’antisémite se fait lui-même Antisémite : il s’inscrit dans une lutte raciale, dans une vérité sanguine et ancestrale. L’antisémite fait le Juif : il limite tout son champ de possibilité à celui du Juif de l’antisémitisme, au cliché de la propagande, de l’opinion commune antisémite. La situation antisémite est celle où le choix de l’antisémitisme – la réalisation à travers soi-même d’un certain modèle, d’une certaine image de l’antisémite – devient cause nationale, ou expression de soi dans l’expression de ses racines, où l’attitude entière se conforme à un modèle : l’Aryen d’un côté, et le Juif Süss de l’autre. Ces deux rapports fondamentaux nous révèlent les caractéristiques de ce que l’on peut appeler un « monde », ou du moins de ses entités. Le Juif, l’Antisémite, l’Aryen, l’Ennemi, sont des images fixes, des êtres desquels on n’apprend rien, qui n’offrent rien de plus que ce que ceux qui les considèrent y ont déjà mis. L’antisémite est dans la quasi-observation11, et les habitants de son monde sont des stéréotypes : c’est alors le monde lui-même qui permet le caractère des entités qui le composent. Il est à l’image de ses abstractions : fixe et intemporel ; ses entités n’évoluent pas. Le juif est déjà constitué comme Juif, et ne peut pas devenir autre chose. Il ne donne jamais l’impression d’apparaître ni de disparaître. Cette absence d’horizon englobe, finalement, toute dimension temporelle. L’entité est comme aurant-toujours-été.

L’antisémite suppose un monde différent, dans lequel sa vision du monde prend sens, qui a sa temporalité propre, un autre monde que le monde concret dans lequel il continue inévitablement d’être. Mais l’existence d’un tel monde est menacée par sa trop grande fragilité : elle est dépendante, au pire, d’un individu, au mieux, d’un imaginaire collectif plus ou moins stable. Sartre soulignait que les stéréotypes du Juif variaient d’un pays à l’autre12. Le monde de l’antisémite, en cela, n’est pas séparé du monde concret : il en dépend. La séparation ne sera achevée que s’il est autonome.

La séparation achevée

Si la radio n’a pas mené les nazis au pouvoir, ceux-ci l’ont considérablement développée jusqu’à en faire l’un des médias les plus répandus en Allemagne, et un pilier de leur système de propagande. Elle implique la médiatisation d’un monde et la conscience de ce monde médiatisé, et peut donc certainement jouer un rôle dans l’autonomisation des mondes abstraits comme celui de l’antisémite. Un journal antisémite « parlera » à l’antisémite, et amènera son monde à l’existence le temps d’une parution et d’une lecture. Cette existence saccadée, par intermittence, est certes propre à la presse écrite : mais elle souligne toute la particularité de la conscience et du vécu du monde médiatisé, qui diffère selon le média utilisé. On comprendra alors le rôle joué par la radio dans l’achèvement de la séparation. Son fondement essentiel est le temps réel, le suivi en direct. Bien que la programmation, l’émission, reste comme dans les autres médias, un spectacle arrangé, ce caractère tend à s’effacer. Le monde de la radio, c’est-à-dire, le monde diffusé, semble directement accessible à l’auditeur : contrairement au journal, la radio ne rapporte plus, elle apporte le monde. Lorsque « toute l’Allemagne est à l’écoute du Führer », chaque auditeur allemand est pleinement conscience d’un monde qui se donne à présent comme autonome : parmi les cris de la foule, la voix d’Hitler, et le journaliste qui assiste et commente avec lui le spectacle, il peut opérer lui-même sa sélection dans ce qu’il entend, soit son propre arrangement. La radio apporte donc un monde étendu par rapport au journal ou au cinéma, ce qui permet un déplacement de l’auditeur : auparavant simple réceptacle du travail du journaliste, il adopte lui-même la position du reporter ; il palpe et commente, aux côtés de Goebbels, la foule qui jubile, l’historicité du moment vécu, c’est-à-dire toute l’ampleur d’un monde suffisamment riche, directement dans son lieu d’écoute. Cette conséquence du temps réel ne peut prendre sens qu’avec la mise en lumière du deuxième trait caractéristique de la radio, qui fut grandement décrit et commenté par Günther Anders, mais peu repris par ceux qui se penchèrent ultérieurement sur le sujet. Dans Le monde comme fantôme et comme matrice13, Anders décrit et analyse la tendance à produire des fantômes propre à la radio et à la télévision – soit, soulignons-le, aux médias du temps réel. C’est du seul fait de la mise en marche – et non pas de l’écoute ! – de l’appareil que la voix est là ; l’écouter ou ne pas l’écouter, c’est déjà être en sa présence. La radio ne peut apporter le monde que si elle est productrice de fantômes : on l’aura compris, un auditeur peut donc vivre quotidiennement avec le monde de la radio, ses entités, son déroulement, son histoire ; de six heures du matin à deux heures de la nuit, c’est tout un monde qui nous est directement palpable.

La propagande radiophonique n’a cependant pas besoin d’être permanente pour être effective. Le temps réel crée une confusion entre l’expérience médiatisée et l’expérience immédiate. La sélection préalable à toute médiatisation disparaît aux yeux de l’auditeur : un renversement s’opère, faisant de l’expérience une expérience appauvrie. Les jugements que l’on porte sur les évènements retransmis sont des jugements déjà jugés : tout jugement est un préjugement, qui s’inscrit dans une série définie de jugements possibles. L’existence du monde médiatisé sort du média lui-même, pour se retrouver dans le vécu quotidien : dans la langue, dans la critique, ou dans les pensées habituelles. La propagande est bien plus subtile qu’un slogan dirigeant les colonnes en marche. Un survol historique de la notion de propagande nous montre son caractère inévitablement doctrinal ; en revanche, il est peu courant d’y inclure l’ « autre » propagande classique, à savoir la publicité. Nous tenterons de définir la propagande à partir du concept d’univers de sens, ce qui nous permettra d’expliquer son effectivité dans un monde transformé par le temps réel. Dans la confusion, les sens de cet univers s’inscrivent dans les moindres significations de la vie quotidienne : ils sortent des slogans en fondant le sens d’une programmation musicale, d’une sélection de livres comme d’une publicité. C’est ainsi que la séparation est achevée : dans la confusion du temps réel qui produit un renversement généralisé de la réalité. Le monde de la propagande – c’est-à-dire le monde médiatisé ou l’univers de sens – est autonome : il existe par les individus eux-mêmes, qui le propagent comme un virus et, surtout, innocemment.

La thèse va assurément à contre-sens des essais habituels. On nous propose encore et toujours une vision naïve de la radio, qui pose – sans s’en rendre compte – la neutralité de la technique comme une évidence, qui se méprend sur la nature de la pseudo-communauté qu’elle produit, ou encore qui s’interroge sur l’efficacité de la propagande sans se demander jusqu’où cette dernière peut s’étendre réellement.

La réduction destructrice

La confusion entre l’expérience médiatisée et l’expérience immédiate s’inscrit dans un mouvement qui dépasse la simple apparition du temps réel. La réduction de la distance, recherchée par la vitesse sans cesse accélérée, se présente comme une épuration des médiations. L’espace intermédiaire entre les deux points du trajet se conçoit comme un obstacle dont il faut libérer le monde. Progressivement, les singularités et les différences disparaissent : l’expérience automobile, focalisée sur le trajet prédéfini, ne permet plus que le défilement fantomatique des passants, tandis que les déserts et le vide se développent autour des trajectoires géométriques des trains et des avions. Ce mouvement de réduction se comprend dans un univers plus large, dans lequel les concepts, la pensée, et la réalité se voient réduits dans leurs dimensions. La vitesse exige une fonctionnalisation généralisée : les individus et les choses expriment désormais une essence opérationnelle, un comportement prédéfini et directement identifiable avec eux-mêmes. Le modèle à suivre pour cet « atome social » individuel est celui du soldat qui obéit opérationnellement aux ordres, et qui les exécute avec force et rapidité. Cette fonctionnalisation réductrice limite les choses à être ce qu’elles sont, et les empêche ainsi d’être autre chose. Elle exprime, beaucoup plus largement, l’unidimensionnalité de l’univers dans lequel elle a lieu.

L’univers de sens de la propagande ne permettait pas les contradictions. Ses abstractions sont éternelles, et les choses demeurent ce qu’elles sont de tout temps et en tout lieu. Leur réalité est incompatible avec un univers bidimensionnel. La réduction dimensionnelle cherche à épurer le monde de ses contradictions : c’est une tentative de réalisation de la logique formelle. La tension réelle entre ce qui est et ce qui devrait être disparaît : la critique et la pensée négative se meurt du même coup. La seule réalité possible est la réalité établie : ainsi la réalisation effective d’une idée fausse dans le présent – la liberté par exemple – est impossible. Ce factualisme thérapeutique est aussi bien caractéristique de la mentalité nazie que de la société de consommation. De manière générale, cette élimination des contradictions réelles a réduit la pensée et les concepts. Cette réalisation pure et simple de la structure abstraite des univers de propagande n’est pas sans conséquences pour la réalité concrète elle-même.

Cette unidimensionnalité s’accompagne d’une pratique, d’un comportement unidimensionnel : c’est une thérapeutique qui devient destructrice. L’individu traite avec des faits déjà interprétés, interagit avec des abstractions universelles : les singularités concrètes s’écrasent sous le monde pratique unidimensionnel de l’individu. Il est facile de jeter un individu ou une vie lorsqu’il se comprend comme une pièce de série remplaçable. Il est également facile de détruire lorsque c’est normal ou logique dans l’univers de sens courant. Cet univers du gaspillage et de l’obsolescence est l’expression d’une réduction destructrice qui sort du cadre du nazisme ou de la société de consommation. La destruction est inhérente à tout univers unidimensionnel. Cela signifie qu’un processus de destruction similaire à celui des nazis pourrait tout aussi bien se produire aujourd’hui, sans que ce processus soit perçu comme un danger pour soi ou pour les autres. La pensée et la morale unidimensionnelle rendrait cette destruction tout à fait normale, naturelle, et quotidienne. L’effroi aurait de nouveau disparu. Dans cette optique, la destruction fatale et généralisée du monde concret se placerait de nouveau devant nous, à la manière de l’horizon destructeur de l’antisémite. L’unidimensionnalité explique à la fois notre absence de terreur, et l’issue fatale de cette absence qui devrait, pourtant, et d’une nécessité urgente, nous terrifier à nouveau.


  1. BREL Jacques, On n’oublie rien, piste 4 du disque Marieke, CD Barclay 980 816-7. ↩︎

  2. La « sphère d’influence » du nazisme est devenue européenne avec la guerre. Bien que le vécu soit différent pour chaque pays, il semble que le passé vichyste de la France ait subit le même sort. ↩︎

  3. Des panneaux ont été apposés aux différents lieux de supplice dans les ruines d’Oradour-sur-Glane. Tous comportent cette inscription. ↩︎

  4. On trouvera une telle représentation d’Hitler dans le film de Roselyne Bosch La Rafle (2010), dont on notera par ailleurs la visée pédagogique puisqu’il fut montré dans de nombreux établissements scolaires. Il est malheureux de constater que cette version du personnage est peu différenciable de la caricature offerte – cette fois-ci volontairement – par Quentin Tarantino dans Inglorious Basterds (2009), sorti un an plus tôt. ↩︎

  5. « Papy fait de la résistance » (1983), réalisé par Jean-Marie Poiré. ↩︎

  6. ALLEG Henri, La question, Éditions de Minuit, 2008, p.26 ↩︎

  7. DARIEN Georges, Biribi, discipline militaire, Savine, 1890, p.126 ↩︎

  8. Harald Welzer et Sönke Neitzel semblent avoir la même ambition, bien qu’ils la formulent dans des termes plus sociologiques : « lorsqu’on veut expliquer l’action de personnes, il faut reconstituer le cadre de référence dans lequel elles ont agi » (NEITZEL Sönke, WELZER Harald, Soldats : combattre, tuer, mourir : procès-verbaux de récits de soldats allemands¸ p. 23). ↩︎

  9. FRIEDLÄNDER Saul, L’antisémitisme nazi : histoire d’une psychose collective, Paris, éd. du Seuil, 1971, p. 8. C’est nous qui soulignons. ↩︎

  10. FREDLÄNDER Saul, Ibid., p. 10. ↩︎

  11. Nous reprenons ici le concept présenté par Jean-Paul Sartre dans L’imaginaire : psychologie phénoménologique de l’imagination, Paris, Gallimard, 1940, p.18 ↩︎

  12. SARTRE Jean-Paul, Réflexions sur la question juive, Paris, Gallimard, 2013, p.66-67 ↩︎

  13. ANDERS Günther, L’obsolescence de l’homme : Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, 1956, Trad. de l’allemand par Christophe David, Paris, Encyclopédie des nuisances, coll. Ivrea, 2002, 360 p. (EO : Die Antiquiertheit des Menschen 1 ; über die Seele im Zeitalter der zweiten industriellen Revolution, Verlag C.H. Beck, München, 1956.) ↩︎